TÉMOIGNAGE SUR L'INTERNET ET LES RÉSEAUX (1969-1978)

 

par Michel ELIE

Ingénieur, architecte réseau à la CII puis à CII-HB

 

De son séjour comme jeune ingénieur dans le gotha de l'Arpanet en 1969-1970, Michel Elie[1]  se souvient de l'UCLA comme d'un lieu ouvert et convivial. Son témoignage jette quelque lumière sur l'influence de l'Arpanet en France, à travers sa participation aux développements de la fonction communication à la CII puis, après la fusion avec Honeywell, à CII-HB. M. Elle est aujourd'hui responsable de l'Observatoire des Usages de l'Internet[2] .

 

 

1.    LA " TÉLÉINFORMATIQUE " À LA FIN DES ANNÉES 1960

 

A la fin des années 1960, les transmissions de données servaient beaucoup à l'acquisition et à la concentration de données à la source de l'information, loin des ordinateurs centraux qui pouvaient ainsi être déchargés de tâches de validation ou de mise en forme.

Des terminaux de saisie de données, à la disposition des utilisateurs dispersés sur le territoire, étaient reliés aux centres de calcul des directions informatiques des entreprises ou des administrations par l'intermédiaire de " concentrateurs -.diffuseurs intelligents ".

Ceux-ci, construits sur des mini-ordinateurs, assuraient le multiplexage des données de/vers des grappes de terminaux afin de faire des économies sur les coûts de transmission, la gestion du dialogue avec l'utilisateur, les contrôles et le pré-traitement éventuel des données saisies, améliorant ainsi le temps de réponse apparent pour l'utilisateur et libérant les ordinateurs centraux de tâches " temps réel " auxquelles ils n'étaient pas bien adaptés.

Les vitesses de transmission disponibles étaient de 110, 300, 1 200 bauds par le réseau téléphonique commuté (de qualité médiocre, ce qui donnait de l'importance aux méthodes de contrôle d'erreur), de 2 400 bauds sur des lignes spécialisées, rares et louées par les PTT à un prix élevé qui serait aujourd'hui jugé exorbitant.

Quelques réseaux spécifiques propres à certaines entreprises ou administrations se développaient déjà en France et en Europe pour la collecte de données en temps réel, comme le réseau des centres de répartition (dispatching) de l'EDF, le réseau SITA* pour les messages de trafic aérien... Au SICOB 1968, nous étions fiers de démontrer une première liaison " rapide " entre le stand CII* à La Défense et son établissement des Clayes-sous-Bois.

Aux États-Unis, le time-sharing[3]  avait commencé une carrière industrielle avec la participation de Général Electric à la conception du système d'exploitation Multics qui prenait le relais, à partir de 1965, du projet universitaire CTSS[4] . Les transmissions de données trouvaient ainsi une première occasion d'être prises en compte au niveau de ressources nobles et dignes d'être gérées par le système d'exploitation : la gestion de l'interface homme- machine et des communications allait progressivement intégrer l'univers des informaticiens ; il faudra néanmoins attendre chez IBM le frontal 3270 et, chez CII, le frontal MCR[5], à la fin des années 1970, puis le support de TCP/IP par la version d'Unix développée à Berkeley, au début des années 1980, pour une reconnaissance plus large par les informaticiens de l'importance du rôle particulier des transmissions de données comme ressources de communication.

À la CII, nous étions acteurs de l'ambitieux Plan calcul, mais aussi des événements de mai 1968, qui y furent intensément vécus : certains " patrons " descendirent dans l'arène tels François Raymond, ancien créateur et dirigeant de la SEA*, qui animait des débats avec le personnel dans la cantine de l'établissement de Louveciennes. En apparence, ce fut un feu de paille, mais dans l'inconscient des étudiants, futurs utilisateurs de l'informatique, ce fut peut-être un encouragement à se libérer de la tutelle de l'informatique centralisée, des constructeurs, voire des informaticiens eux-mêmes...

Mars 1969 : premier vol du Concorde.

De l'IRIA* et de la CII aurait pu émerger en France un complexe informatique aussi puissant que celui issu du CNES* et de l'Aérospatiale... En 1969, je postulai pour une bourse de recherche du CRI (Comité de recherche en informatique), avec l'accord de ma hiérarchie et les encouragements de deux " parrains ", piliers de l'informatique française, François Raymond (pour le passé) et Jacques Stem (pour l'avenir).

Gérard Deloche, mon prédécesseur à l'Université de Californie à Los Angeles (UCLA), m'avait persuadé de l'intérêt de travailler au sein de l'équipe du département d'informatique de cette université qui était au centre du projet de réseau de l'ARPA*,auquel il avait lui-même participé pendant un an. Je quittai donc la CII pour l'UCLA en septembre 1969.

 

  2. AUX SOURCES DU NET :LE RÉSEAU DE L'ARPA,1969-1970

 

D'emblée, j'ai été séduit par la conception ouverte de l'organisation de cette université où toutes les disciplines littéraires, scientifiques, médicales, artistiques, sportives ou de gestion étaient présentes sur un même campus : un étudiant pouvait choisir d'étudier un cocktail de matières de son choix. Des linguistes enseignaient dans le département d'informatique et des informaticiens dans l'école de médecine : le croisement des disciplines et des compétences était une pratique courante. Quel contraste avec la situation d'alors en France : grandes écoles repliées sur leur pré carré et facultés où les disciplines étaient encore compartimentées et le système des unités de valeurs (UV) tout juste à l'essai.

Le département d'informatique de l'UCLA formait une communauté de travail soudée. Le chef de département était renouvelé par roulement parmi les professeurs, tous les deux ans. Un professeur, quel que fût son champ de recherche, assurait en personne les cours d'initiation : ainsi des chercheurs mondialement connus dans leur domaine se plongeaient-ils dans la préparation de cours de programmation de base en langages Cobol ou Fortran. Chacun, enseignant, chercheur, étudiant, perforait lui-même les cartes supportant ses programmes et frappait lui-même ses rapports de recherche. Les étudiants devaient présenter leurs exercices dactylographiés (pratique qui n'est toujours pas généralisée en France...). En dehors des cours, des séminaires réunissaient étudiants en thèse et professeurs ; chacun y présentait l'avancement de ses travaux. Le département venait d'être équipé d'un ordinateur Sigma 7 de XDS[6] sur lequel tournait un système de temps partagé maison baptisé SEX, pour sacrifier à l'air du temps. L'UCLA disposait, indépendamment du département d'informatique, d'un grand centre de calcul ouvert aux étudiants et équipé en matériel IBM.

Le Network Working Group (NWG)était chargé au sein du département d'informatique de l'UCLA de l'exécution des contrats de recherche concernant le projet de réseau inter-universitaire de l'ARPA*.

Cette équipe, dont je fis partie pendant un an, de septembre 1969 à septembre 1970, était essentiellement formée d'étudiants chercheurs : graduate students, assistants de recherche en cours de maîtrise ou de doctorat (PhD), certains depuis longtemps, car ils préféraient se consacrer au projet plutôt qu'à leur thèse. Sous la responsabilité de Steve Crocker, l'équipe comprenait plusieurs futurs " gourous " de l'internet tels Vint Cerf ou Jon Postel dont je partageais le bureau pendant la première moitié de mon séjour. Elle était pilotée par deux professeurs du département, Gérald Estrin et Léonard Kleinrock, dont j'ai apprécié l'accueil chaleureux, la grande compétence etles qualités humaines. Ils étaient les interlocuteurs officiels de l'ARPA, représentée par Larry Roberts, pour les contrats relatifs au réseau. Nous avions des contacts fréquents avec Robert Braden, du centre de calcul de l'UCLA, Robert Kahn, le responsable du contrat BBN*, et des chercheurs du SRI* à Stanford, l'un des premiers sites à être connecté.

 

 Le NWG était chargé de spécifier le protocole Host-Host[7]  et l'interface Host-Imp,et de les développer sur le Sigma 7, d'assurer le contrôle de conformité au cahier des charges et la première mise en œuvre des commutateurs de paquets et de se préparer à devenir le centre de mesure du réseau (Network Measurement Center).

La technologie de transmission retenue, la commutation de paquets, avait été proposée et étudiée théoriquement au début des années 1960 à la Rand Corporation[8] , par une équipe dirigée par Paul Baran, pour ses qualités d'invulnérabilité, particulièrement intéressantes dans un contexte de défense.

Différentes méthodes d'acheminement des paquets avaient été proposées et simulées (dont le célèbre hot potato routing, la méthode de la " patate chaude " qui consiste pour le commutateur à se débarrasser d'un paquet par la première voie qui se libère : on montre qu'il finit en général par arriver à destination). L'IPTO (Bureau pour les techniques de traitement de l'information) de l'ARPA était le promoteur du réseau de l'ARPA (ce n'est qu'à partir de 1972 qu'on l'a désigné sous le nom d'Arpanet, alors que l'ARPA ajoute à son sigle le D de Défense : DARPA). L'Arpanet devait, après le regroupement avec d'autres réseaux d'inspiration voisine, devenir l'Internet.

En France, on insiste souvent sur l'origine militaire de l'Arpanet. À mon sens, cette affirmation doit être nuancée : projet effectivement financé par le département de la Défense (DOD), le réseau de l'ARPA était autant, sinon plus, destiné à des civils qu'à des militaires. Le qualificatif de " militaire " souvent utilisé pour le réseau de l'ARPA doit être relativisé. C'est un avis partagé par P. Flichy, auteur d'une étude convaincante consacrée à l'analyse de " l'imaginaire " de l'Internet[9] . À part sans doute l'équipe de BBN qui développait la technologie de commutation de paquets, les participants au projet n'étaient pas soumis à habilitation.

Étranger, dans une équipe clé du projet, jamais je n'ai eu l'impression de participer à un projet " militaire " au sens usuel du terme. S'il en avait été ainsi, comment aurais-je pu être admis à participer à la conception du réseau sans signer aucun engagement de confidentialité ? Comment aurait-on accepté que des membres de l'équipe soient en délicatesse avec un service militaire à faire au Vietnam ? Les spécifications, loin d'être classifiées, étaient au contraire publiques. Comment un système de spécification aussi libéral et ouvert que celui des RFC (Request For Comments)aurait-il pu être toléré s'il s'était agi d'un véritable projet militaire ?

L'IPTO, qui depuis quelques années finançait un nombre croissant d'équipes de recherche en informatique aux États-Unis, cherchait à améliorer les échanges, à éviter les duplications d'études entre ces équipes et à mettre à leur disposition des ressources rares telles que la puissance de calcul du super-ordinateur de l'époque, l'ILLIAC 4, de l'université de l'Illinois, ou les programmes de calcul graphique sophistiqués tels que ceux conçus à l'Université de l'Utah...

Le système des RFC (Requests For Comments), mis en place en mai 1969 par Steve Crocker, institutionnalisait un mode collectif de spécifications basé sur la compétence, la reconnaissance mutuelle et le consensus. Dans un article rétrospectif récent[10] portant sur cette période, celui-ci explique les raisons et les circonstances de ce choix. Les RFC ont défié le temps : plus de 3 000 RFC toujours présentés de la même façon ont été publiés à ce jour. Ce mode de "spécification ouverte ", en impliquant fortement dans sa définition une large communauté de chercheurs universitaires, utilisateurs du réseau, s'est révélé par la suite l'un des facteurs de succès essentiels du projet. L'ensemble des RFC est aujourd'hui disponible sur l'Internet[11]  et constitue une extraordinaire " mémoire " du processus de construction collectif et d'évolution du réseau.

Vint Cerf s'intéressait particulièrement au centre de mesure et au  fonctionnement du réseau à commutation de paquets, comme il l'indique au début d'un article paru en 1993[12] , alors que Steve Crocker se préoccupait plutôt d'avoir une vue d'ensemble sur le réseau, ses utilisations et son organisation.

Plusieurs membres de l'équipe, notamment S. Crocker et J. Postel, avaient un look plutôt hippie, alors courant sur le campus ; Vint Cerf par contre se distinguait par son élégance, un peu " British ".

Jon Postel était ascétique et rigoureux. Il se vit confier l'administration du réseau et particulièrement l'allocation des adresses IP* puis celle des. noms de domaine. Créateur et responsable de IANA*, l'organisation en charge de ces questions, avant son remplacement par l'ICANN*, il a été l'un des piliers de la construction de l'Internet jusqu'à son décès prématuré en 1998.

Le professeur L. Kleinrock s'attachait à modéliser le réseau, et à proposer des algorithmes concernant le routage dynamique des paquets et la protection contre la " congestion " qui ont longtemps été des sujets sensibles, en particulier dans le débat entre partisans des datagrammes et des circuits virtuels, particulièrement virulent en France.

Le rythme de travail était intense et les discussions passionnées. Le NWG formait un groupe soudé de participants déterminés, convaincus et néanmoins pragmatiques et modestes. Ses membres étaient désintéressés : Steve Crocker disait parfois qu'il gagnerait mieux sa vie à vendre des bonbons qu'à s'acharner à concevoir un réseau d'ordinateurs. Ils étaient conscients des enjeux, de l'immensité du champ d'études ouvert mais aussi de leurs moyens limités.

Passionnés par les applications intellectuellement stimulantes du réseau, ils se préoccupaient peu d'applications commerciales ou de " modèle économique ". Ils n'étaient pas encore sensibilisés à l'importance de domaines d'applications qui s'avéreraient par la suite aussi importants que, par exemple, la messagerie.

Leur obsession était de préserver l'ouverture du réseau et leur liberté de choisir les meilleures options techniques. La transparence totale du réseau était la règle initiale : pouvoir transmettre non seulement une chaîne de caractères, mais aussi une chaîne quelconque d'éléments binaires. Liberté d'action par rapport aux constructeurs : le choix de la technique de commutation de paquets leur permettait d'être indépendants des grands opérateurs de télécommunications. En imposant à tous les ordinateurs hôtes des spécifications de raccordement spécifiques au réseau, ils préservaient leur liberté d'action vis-à-vis des constructeurs informatiques. À ce titre, l'implantation de ces spécifications sur la machine IBM du centre de calcul de l'université a constitué un test de faisabilité important, longuement négocié avec Bob Braden.

Liberté que l'ARPA et le DOD ont accepté de payer au prix fort en supportant le coût de développement de logiciels spécifiques dans toutes les machines qui se sont progressivement raccordées au réseau, mais liberté devenue un atout décisif quand les promoteurs du réseau ont pu, face à l'émergence des normes internationales concurrentes de l'OSI (interconnexion de systèmes ouverts), mettre gratuitement à disposition des constructeurs des logiciels conçus, testés et utilisés par une large communauté d'utilisateurs universitaires.

L'hiver 1969-1970 fut aussi celui de la contestation dans les universités américaines : une sorte de mai 68 sur fond de guerre du Vietnam de plus en plus mal supportée par les étudiants et de révolte des minorités ethniques. C'est à l'UCLA qu'enseignait Angela Davies, militante communiste sympathisante des Black Panthers.

Pendant deux semaines le campus est resté fermé, bouclé par la police et surveillé par hélicoptères. La liberté d'expression y était néanmoins respectée : des étudiants exposaient publiquement leur soutien ou leur opposition à la guerre, sans être interrompus ou contestés. Cette liberté de parole deviendra l'un des chevaux de bataille des pionniers de l'Internet : sur le réseau, tout doit pouvoir se dire, il est " interdit d'interdire " ;à chacun de faire montre d'esprit critique, de filtrer et de recouper l'information : position idéaliste, toujours défendue par une partie des utilisateurs dans les débats actuels sur la régulation de l'Internet. C'est dans ce contexte qu'est né le réseau ARPA, porteur de caractères dont l'Internet allait hériter.

En France le réseau suscitait un certain intérêt : deux universitaires, C. Kaiser et S.Krakowiak, puis deux responsables français, M. Monpetit pour la Délégation à l'informatique et A. Profit pour le CNET, sont venus s'en enquérir à l'UCLA au printemps 1970.

 

 3. LES PROLONGEMENTS DE L' ARPANET EN FRANCE :CYCLADES ET L'ARCHITECTURE NNA DE CII

A mon retour en France, l'intégration des transmissions de données dans le système d'exploitation est devenue, à la CII, un sujet majeur de préoccupations, et l'expérience acquise sur l'architecture du réseau de l'ARPA a conduit à identifier et intégrer dans l'architecture une " fonction de transport "[13]  : celle-ci prend en compte toutes les fonctions de multiplexage, contrôle de flux, nommage, administration, transmission liées à la communication entre deux " prises " (les " sockets " de l'Arpanet) des applications éloignées qui communiquent. Ce concept est pris en compte dans la conception d'un " sous-système de transmission " intégré au système d'exploitation IRIS 80, baptisé Transiris[14]  et développé pour le compte du Commissariat à l'énergie atomique.

Mais le coût de développement et de support de systèmes de gestion de transmission sous les deux systèmes d'exploitation incompatibles des ordinateurs IRIS 80 et 50/60 est prohibitif. Par ailleurs, dans les études pour une " nouvelle gamme " de machines, le concept de " sous-stations " spécialisées pour la gestion de certains périphériques a le vent en poupe. C'est l'époque où IBM lance sur le marché son frontal de communication 3270. L'idée d'un processeur frontal commun aux ordinateurs IRIS 50, 80 et à ceux de la " nouvelle gamme " en cours d'étude prend corps peu à peu. Pour minimiser les développements à faire dans les systèmes centraux et les rendre complètement indépendants des types de réseau supportés, le frontal prend en charge l'ensemble de la " fonction de transport ". Cette répartition des tâches entre frontal et central s'impose peu à peu face à des projets concurrents internes à la CII : coupleur spécialisé intelligent ou clone du 3270 d'IBM.

Il se concrétisera dans le frontal MCR, développé sur le mini-ordinateur Mitra puis reconduit après la fusion avec Honeywell Bull en 1976 sur mini 6. Il sera mis au catalogue de CII-HB (et Honeywell) sous le nom commercial de Datanet, en référence aux produits de même nom qui gérait les transmissions des machines GE puis de Honeywell.

1972-1973 : le projet de réseau Cyclades, dont l'architecture est largement inspirée du projet Arpanet, démarre avec, pour la conception des protocoles, une forte coopération avec la CII. Des discussions interminables et parfois vives opposèrent alors les " architectes réseau " de CII, de Cyclades et de la DGT concernant les mérites respectifs des techniques dites à " datagramme " et à " circuit virtuel ",proposées pour un réseau à commutation de paquets. Les principaux arguments concernaient le contrôle de flux et la méthode de facturation des services. Les circuits virtuels apparaissaient plus sûrs de es deux points de vue aux yeux des ingénieurs des télécommunications. Le maintien d'une notion de " circuits " correspondait mieux aussi à leur imaginaire et à leur culture. Par contre, pour l'utilisateur, le circuit virtuel pouvait se révéler un instrument de facturation trop voisin des lignes physiques traditionnelles : de son point de vue, il importait de permettre le multiplexage éventuel de plusieurs flux de données sur un circuit virtuel. C'est ainsi que CII et le projet Cyclades se sont entendus sur la définition d'un service et d'un protocole de transport dont la normalisation par l'ISO, grâce à l'action conjuguée de Hubert Zimmermann et Philippe Chailley, constituera près d'une décennie plus tard (en 1984) une étape importante dans la définition des normes d'interconnexion des systèmes ouverts. Les fondements de l'architecture en couches furent aussi esquissés[15].

 Le commutateur de paquets Cigale est développé sur un miniordinateur Mitra 15 de la CII. Certains pensaient alors que les développements de Cyclades pourraient ensuite être intégrés par CII dans sa gamme de produits, un peu comme le projet MAC du MIT avait conduit à la mise au catalogue de Général Electric puis de Honeywell d'un produit Multics. Ces perspectives s'évanouirent lorsque la DGT décida de tout miser sur les circuits virtuels, la norme X25,et le lancement du réseau Transpac, ce qui, entre autres raisons, provoqua l'arrêt du projet Cyclades et la " mise à l'index " de la filière datagramme. Du même coup, a été enrayée la dynamique de participation des utilisateurs universitaires et du secteur public que le projet Cyclades avait, à l'image de l'Arpanet puis de l'Internet, enclenchée : l'industrie française s'est alors privée d'une approche et d'une coopération avec l'Arpanet qui auraient pu devenir un atout pour une entrée plus rapide dans la société de l'information.

  L'architecture de réseaux adoptée par la CII, baptisée NNA (New Network Architecture), permettait dans la " fonction de transport " de supporter simultanément les services de circuit virtuel et de datagramme, offerts par la " couche réseau ": elle anticipait la future architecture normalisée OSI. Lors de la fusion entre CII et Honeywell Bull en 1976, la compétence des ingénieurs de la CII dans le domaine des transmissions est reconnue et l'architecture NNA devient la base de l'architecture DSA[16] de systèmes répartis de CII-HB. La base des spécifications de DSA a été produite entre 1976 et 1978 par une équipe d'origine mixte CII-HB et HIS[17]  qui utilisait largement la messagerie Multics pour coordonner les travaux effectués sur les sites de Louveciennes et Paris-Gambetta en France, Boston et Phoenix aux États-Unis.

Depuis l'apparition en 1975 de l'architecture propriétaire SNA d'IBM, la grande préoccupation des autres constructeurs fut de définir une stratégie face au risque de domination du marché des réseaux par IBM par le biais de son architecture de réseaux.

Ils se sont vite aperçu que chaque constructeur ne pouvait pas lui opposer sa propre architecture de réseaux : dès lors il leur faut choisir entre adouber SNA comme architecture universelle et fabriquer des produits compatibles SNA en offrant à IBM l'avantage d'être seul à maîtriser les spécifications, ou s'unir pour développer une architecture normalisée reposant sur la notion de système ouvert. Cette option est soutenue en France par les grands utilisateurs qui réclament des normes " ouvertes ". CII-HB prend la tête du mouvement pour l'établissement de normes d'interconnexion de systèmes ouverts, en injectant dans les circuits de la normalisation ses propres standards DSA et des experts pour participer aux discussions.

C'est ainsi que sous son impulsion, les constructeurs créent en 1977 le Comité Technique 23 " systèmes ouverts " de l'ECMA*. La première réunion du comité correspondant à l'ISO, en mars 1978, est présidée par C. Bachmann, de HIS.

 1977 : c'est le lancement de Transpac, suivi en 1978 de la publication du rapport Nora-Minc. Le problème de mettre " le monde en réseau " devient réellement à l'ordre du jour.



[1] Cet article est dédié au professeur Gérald Estrin qui fut mon advisor à l'UCLA en 1969-1970, à l'occasion de l'hommage qui lui a été rendu par ses étudiants et collègues les 26-27 avril 2002. (http://www.cs.wisc.edu/~fen-

chel/webbook.htm)

[2] O.U.L, association à but non lucratif qui s'attache à analyser des usages de l'Internet à forte plus-value sociale, culturelle ou citoyenne et à en promouvoir certains, dans la perspective d'encourager les usages de l'Internet qui favorisent une évolution vers une société plus équitable (http://oui.net).

[3] Time sharing : temps partagé. Les systèmes d'exploitation à temps partagé offrent un environnement d'exécution de programmes à plusieurs utilisateurs simultanés. Le superviseur d'un système à temps partagé gère les ressources en les allouant successivement à chaque utilisateur, donnant à chacun l'impression de disposer en permanence de l'ensemble des ressources (d'après http://www.multicians.org/).

 

[4] CTSS : Compatible Time Sharing System. Ce système d'exploitation pour IBM 7094 a été développé au sein du projet MAC du MIT et mis en service en 1961. Précurseur de Multics, il a servi à mettre au point beaucoup des mécanismes utilisés sur celui-ci. Multics (Multiplexed Information and Computing Service) est un système d'exploitation à temps partagé qui a été opérationnel de 1965 à 2000. D'abord développé dans le cadre du projet de recherche MAC du MIT, Multics devint un produit commercial vendu par le constructeur Honeywell pour les marchés de l'éducation, de l'administration et de l'industrie. Sa conception a largement influencé celle de systèmes d'exploitation tels qu'Unix et plus tard Linux (d'après http://www.multicians.org/).

 

[5] Le futur Datanet de CII-HB

 

[6] Lors de sa création, la CII hérite de licences négociées par la CAE avec la société SDS (Scientific Data Systems)devenue XDS (Xerox Data Systems) pour la fabrication et la commercialisation de deux ordinateurs, les Sigma 2 et Sigma 7, respectivement renommés par la CAE 10020 et 10070. Le 10070 sera à la base du futur IRIS 80 de la CII.

[7] L'architecture du réseau de l'ARPA relie les ordinateurs interconnectés, dits " hôtes " par l'intermédiaire d'un réseau à commutation de paquets constitué de commutateurs ou IMP (Interface Message Processors) réalisés sur

des miniordinateurs Honeywell DDP 516 par la société BBN (Boit Beranek and Newmann), située à Boston. La coordination des activités de ces composants est réglée par trois " protocoles " : Imp-Imp, Host-Imp, Host-Host (ou de bout en bout). Ce dernier est en particulier chargé de remettre les " paquets " dans leur ordre d'émission, qui n'est pas garanti par le réseau de commutation de paquets, avant de les remettre à l'application destinatrice. Pour une description plus précise de l'architecture initiale du réseau de l'ARPA, voir M. Elie, " Le réseau d'ordinateurs de l'ARPA et les réseaux généraux d'ordinateurs ", RIRO, 5e année, B-2 1972.

 

[8] P. Baran et al., " On Distributed Communications ", Séries 11 Reports, Santa Monica, Calif., Rand Corp., 1964 et pour un résumé de ses travaux publié dans Matrix News http://www.mids.org/pay/mn/1003/baran.html

 

[9] P. Flichy, L'imaginaire d'Internet, Paris, La Découverte, 2001, p. 52-60.

[10] S. Crocker, Initiating thé Arpanet ; Matrix News http://www.mids.org/pay/mn/1003/crocker.html

 

[11] http://www.rfc-editor.org/

[12] V. Cerf, A brief history of thé Internet and related networks, http://www.isoc.org/intemet/history/cerf.html

Voir aussi A brief history of the Internet http://www.isoc.org/intemet/history/brief.html

 

[13] M. Elie, " Décomposition et représentation de la fonction de transport de l'information dans un réseau ", Workshop ACM/IRIA, réseaux d'ordinateurs, mars 1972.

 

[14] M. Elie, B. Jaquiot, J.-P. Baconnet, C. Lecœuvre, Transiris, " Exploitation d'un système IRIS 80 à travers un réseau d'ordinateurs ", Convention informatique 1973

 

[15] M. Elie, H. Zimmermann, " Vers une approche systématique des protocoles sur un réseau d'ordinateurs. Application au réseau Cyclades ", Informatique et télécommunications. Congrès AFCET, Rennes, 1973, p. 277-296.

 

[16] Distributed System Architecture : résultat de la fusion des propositions NNA d'origine CII (principaux contributeurs : C. de Bourbon, P. Chailley, M. Elie) et HDSA d'origine HIS (principaux contributeurs : C. Bachmann, J.Couleur).

 

 

[17] Honeywell Information Systems, branche informatique de Honeywell devenue le partenaire américain de CII-HB.