RELATIONS ENTRE LA C.I.I. ET L'ENVIRONNEMENT TECHNIQUE ET INDUSTRIEL



I - LES OBLIGATIONS CONTENUES DANS LA CONVENTION

Il est nécessaire de rappeler que la philosophie de l'intervention de l'État à travers le Plan Calcul était de promouvoir le développement d'une industrie française de l'informatique et à travers elle d'exercer des efforts d'entraînement important sur l'ensemble de l'industrie française.

La politique des produits du Plan Calcul (gamme I et II) était considérée plus comme un moyen nécessaire pour atteindre la finalité réelle visée (création d'une structure industrielle nouvelle, en particulier dans le domaine de l'électronique).

- Le second aspect fondamental était la volonté affirmée d'échapper aux efforts de domination de l'industrie américaine. Il impliquait donc un effet particulier de cohérence entre entreprises françaises, avec la nécessité ultérieure (Cf. rapport Ortoli) de mener des liens de coopération avec des partenaires européens.

La C.I.I. avait donc une responsabilité fondamentale de "catalyseur" des efforts nationaux. Ceci se traduisait par les engagements suivants inscrits dans la convention :

Préambule :

" L’entreprise devra par ailleurs fournir, en étroite collaboration avec la recherche d'État et les autres laboratoires de l'industrie, un important effort de recherche et d'étude afin de préparer les bases d'une politique technique cohérente et indépendante à moyen et long terme. Celle-ci devra en particulier mener à la définition des ordinateurs de la génération suivante et donner à l'entreprise les moyens de rester maîtresse de sa politique industrielle en cas d'évolution fondamentale des structures et des technologies des systèmes de traitement de l'information.
L'harmonisation des produits principaux qui composent un système de traitement de l'information et par conséquent la cohérence entre les efforts de toutes les entreprises françaises concourant au développement de l'informatique, sont des conditions nécessaires de la réussite.
A ce titre, l'entreprise participera étroitement à la définition de ceux des matériels périphériques dont le développement sera confié à d'autres entreprises et assurera une étroite coordination de ses efforts avec ceux entrepris par l'industrie nationale des composants.

Article 3 : La C.I.I. s'attachera :

- à réviser progressivement les accords qui la lient à des sociétés étrangères en vue d'obtenir sa liberté d'action sur le plan technique, industriel et commercial,
- à établir des liens et le cas échéant, des accords contractuels de nature technique, industrielle, commerciale, avec les entreprises françaises capables de concourir harmonieusement à un développement cohérent de l'industrie française de l'informatique.

Article 13 : Dans le domaine des périphériques, la C.I.I. devra accomplir en France dans ce domaine des progrès significatifs dont l'influence sur les conceptions de la gamme II sera déterminante.

Article 14 : Dans le domaine des composants, la C.I.I. devra assurer une étroite coordination de ses programmes de recherche et de développement avec ceux de l'industrie nationale des composants, coordination nécessaire pour garantir des politiques techniques et industrielles de produits cohérentes et compatibles entre elles.

Article 29 : La C.I.I. recueillera l'accord du Délégué à l'Informatique sur sa politique d'approvisionnement en composants et matériels périphériques pour les produits développés dans le cadre de la présente convention.

Force est de constater que les relations de la C.I.I. avec l'environnement extérieur n'a pas été conforme à l'esprit de la convention, malgré des interventions nombreuses de la part du Délégué à l'Informatique.

Avant d'étudier de manière plus détaillée ce problème, on peut annoncer les raisons principales d'une évolution non satisfaisante dans ce domaine :

- La C.I.I. se trouvait engagée dans une politique de licence avec S.D.S. ; les contraintes inhérentes à l'apport technologique américain ont rendu extrêmement difficile une politique d'innovation sur le plan national.

- La C.I.I. a été en butte aux ambitions do ses maisons mères, ce qui a créé un climat de méfiance sinon de lutte, justifié hélas par l'attitude de ces dernières. Le fameux problème des "domaines" qui a amené la création de CITEC-GIE et a retiré à la C.I.I. le domaine des systèmes industriels, en contradiction flagrante avec le texte de la convention, illustre à merveille le type de rapports que la C.I.I. a du avoir avec ses maisons mères. Cette politique négative, tout en perturbant gravement la C.I.I. n'a d'ailleurs pas permis à la C.S.F. de maintenir le potentiel et la notoriété que la C.A.E. avait acquis dans le secteur des automatismes industriels.

- L'équipe dirigeante qui détenait le "pouvoir de fait" à l'intérieur de la C.I.I. n'a jamais pu changer de mentalité. S'étant formée au sein d'une petite entreprise, aux faibles moyens, sans ambition technologique (politique du "suiveur") ni commerciale (faible implantation), elle n'a pu prendre conscience de la mutation que le lancement du "Plan Calcul" lui permettait. Elle n'a jamais eu que la vision d'une "croissance homothétique" pour la C.I.I. ce qui était incompatible avec les objectifs réels du Plan Calcul.

II - LES RELATIONS AVEC L'ENVIRONNEMENT NATIONAL

Nous étudierons ces relations à travers deux exemples :

- la politique de la C.I.I. en matière de composants, la politique de la C.I.I. en matière de périphériques.

On peut en simplifiant à l'extrême avancer que deux types de politique étaient possibles pour la C.I.I. :

a) Essayer d'acquérir au moindre coût sur le marché international les composants et les périphériques nécessaires à la réalisation des systèmes actuels et futurs (gamme I) de la C.I.I. 
L'avantage de cette politique est une certaine garantie :
- de sécurité (dispositifs existants)
- de rapidité
- de coût moindre (prix du marché).
L'inconvénient en est évident.
Il permet de résoudre certains besoins à court terme, donc d'atteindre un objectif ponctuel, dans des délais raisonnables, mais il s'agit d'une politique à courte vue, car elle ne prépare pas des bases solides pour l'avenir ( humus technologique) et ne permet d'acquérir qu'une liberté d'action dérisoire au niveau des systèmes (contraintes économiques et politiques imposées par les fournisseurs). Ceci est d'autant plus vrai que dans le cas de l'informatique il y a en réalité un fournisseur unique sur le marché international : l'industrie américaine.

b) Inventer de nouveau type de relations avec l'industrie nationale et européenne de composants et de périphériques en utilisant les "interventions" des pouvoirs publics dans ce domaine, comme "arme" de persuasion et de négociation.
L'avantage de cette politique est qu'elle vise à terme à recouvrer les fondements véritables d'une réelle liberté d'action en reprenant la maîtrise de tous les points technologiques clefs. Ceci exige d'utiliser au moins la "dimension nationale" et bien souvent "la dimension européenne" si on veut réaliser les masses critiques suffisantes pour atteindre la rentabilité. Ceci exige une "ouverture d'esprit" très grande, une volonté et une capacité de dialogue réelle, enfin la définition claire d'objectifs à moyen et long terme, car cette politique ne porte de fruits qu'au bout d'un certain temps.
L'inconvénient est que cette politique semble coûter plus cher (ce qui est d'ailleurs discutable), qu'elle comporte plus de risques (échec technologique) surtout quant au respect des délais (retards parfois inévitables).

- On peut dire qu'au cours de la première phase du Plan Calcul, la C.I.I. a mené de volonté délibérée la première politique.

1 - Politique en matière de composants

Cette politique a été en grande partie dominée par les contraintes résultant de l'accord de licence S.D.S. ; notons que ces contraintes se prolongeront pour le système P3, étant donné son lien de parenté technologique avec le 10.070.
La réalisation de la série 10000 était faite à partir de composants américains (généralement de spécification S.D.S.). Or il a été prouvé que ces composants sont apparus :
- coûteux : la technologie américaine s'est révélée compliquée et la reproduction de certains composants a été rendue très difficile (circuits imprimés; plans non tolérancés),
- ont été livrés avec retard, même par les fournisseurs américains (Texas Instruments) sans qu'il soit possible de savoir si ces retards étaient toujours "naturels" et auraient pu être évités,
- ont mis la C.I.I. dans un état de dépendance important vis à vis des fournisseurs américains.

L'exemple le plus frappant est la nécessité d'acheter chez Texas et Signetics un circuit mémoire 4 bits (n° 304) de spécification S.D.S. Bien que ce circuit ne représente qu'à peine plus de 10 % des circuits utilisés, le fait qu'il ne soit fabriqué que par les deux fournisseurs américains cités, oblige la C.I.I. à s'approvisionner pour la moitié au moins de la totalité de leurs circuits auprès de ces mêmes fournisseurs. Sinon il se pourrait que la source de circuits 304 soit tarie ! On voit que la " politique préférentielle " d'achat imposée par l'industrie américaine à la C.I.I. s'est trouvée plus efficace que l'article de la convention qui préconisait une telle politique en faveur des entreprises françaises.

Ceci amène à penser que le fait de ne pas fabriquer un circuit difficile, même en petit nombre, finit par revenir cher à l'industrie française.

Nous verrons ultérieurement combien cet approvisionnement américain a lourdement posé contre la politique d'exportation vers les pays de l'Est.

Vis à vis des fournisseurs français, la C.I.I. s'est comportée comme un client ordinaire, elle a fait jouer la " loi de la jungle " : appel d'offre systématique tous les six mois à au moins trois fournisseurs, choix du prix le plus bas. Si cette politique est théoriquement la meilleure dans des conditions de "marché" normal, elle s'est avérée absolument incapable, non seulement de développer une industrie saine des "composants" en France, mais aussi de procurer en temps voulu des composants au moindre coût.
Le Délégué à l'Informatique a été constamment obligé d'intervenir avec toute sa force de "persuasion" et sa politique de ''contrats" pour qu'un dialogue réel s'engage entre la C.I.I. et la SESCOSEM et la C.I.I. et Radiotechnique.

Un grand nombre de retards dans les livraisons et des difficultés technologiques sérieuses auraient pu être évités si la CI.I. avait négocié avec ses fournisseurs nationaux des contrats à long terme garantissant un débouché minimum et maximum selon que les prix proposés auraient été plus ou moins proches de ceux du marché international. Une telle politique aurait permis en effet aux fournisseurs de poursuivre l'effort de développement et d'investissement nécessaire pour satisfaire le besoin de la C.I.I. Cette dernière a fréquemment saturé la capacité des fournisseurs nationaux (exemple : tores de mémoire, circuits imprimés), ce qui aurait du être évité.

L'évolution technologique prévisible dans l'avenir va rendre encore plus crucial ce problème des composants: en effet les futurs ordinateurs connaîtront l'intégration à large échelle qui tout en augmentant la vitesse de traitement et la capacité du système, en diminuera le prix de revient et le coût de maintenance.

La conception de l'ordinateur futur aura donc pour objet de définir le contenu du LSI (schéma logique) et de définir le mode de connexion du LSI sur les circuits imprimés. Les choix qui seront faits au niveau des études devront l’être en fonction d'autres choix au niveau de la fabrication afin que la réalisation globale de l'ordinateur soit la plus rentable possible. On voit donc que la C.I.I. devra jouer un rôle important dans la conception même de ces composants. D'autre part il faut espérer que par un détachement plus sensible de la technologie S.D.S., la C.I.I. aura recouvrée une réelle liberté de choix technologique.

Or, les discussions que nous avons eues avec les techniciens de la C.I.I. nous ont montré qu'ils étaient près à tomber d'un excès dans l'autre. Partant de l'achat sur le marché au moindre coût ils seraient prêts à revendiquer la création intra-muros de l'ensemble des moyens nécessaires pour concevoir et produire la plus grande partie de leurs composants.

Cette évolution est psychologiquement explicable. En raison des difficultés de leur politique passée et de l’évolution technologique prévisible, ils ont la tentation de vouloir tout faire eux-mêmes, ce qui est la réaction normale de gens qui ne savent pas faire faire. 

Il est à noter que cette volonté est parfaitement contradictoire avec l'état d'esprit qui les anime par ailleurs et que nous développerons ultérieurement : celle d'une croissance "homothétique" de la C.I.I. Cette tendance comporte un danger manifeste et ne peut apporter de solution heureuse au problème des composants.

2 - Politique en matière de périphériques

On retrouve les mêmes lacunes, encore aggravées, dans la politique menée par C.I.I. dans le domaine des périphériques.

C.I.I. s'est contentée pendant longtemps d’une politique d’achat auprès des fournisseurs américains. Étant donné la position dominante de ces derniers, les conditions d’organisation ont été particulièrement pour C.I.I. (Cf. achat de dérouleurs de bandes à Ampex). La C.I.I. a mis une mauvaise volonté évidente à nouer des liens avec les fabricants français. Un protocole d'accord qui devait être signé avec SPERAC (engagement pris auprès du Délégué au moment de la signature de la convention) n’a jamais vu le jour. Certes l'attitude de la SPERAC n'a pas facilité la réalisation de cet accord mais C.I.I. de son côté n'a pas cessé de considérer SPERAC comme une entreprise rivale. 
La C.I.I. n'a pu que définir des spécifications techniques pour des périphériques d'importances mineures avec de petites firmes (I.E.R.). Mais aucune politique de développement à long terme sur des périphériques fondamentaux (on particulier les mémoires de masse) n'a été même esquissée avec des firmes françaises.

Ceci est encore plus vrai au niveau européen où malgré les incitations du Délégué à l'Informatique, aucune action de coopération même mineure n'a pu être engagée.

3 - Propositions d'action pour le futur

Nous n'avons pas l'illusion de pouvoir fournir des solutions toutes faites au problème si difficile de la relation de C.I.I. avec l'environnement national, mais on peut indiquer les lignes essentielles qui devraient guider cette action.

a) On ne peut mener une politique "volontariste" efficace que si l'on sait soi-même où l'on va ; ceci suppose la mise en place au sein de la C.I.I. d'un dispositif " prévisionnel " qui est actuellement totalement absent. Ce n'est qu'à partir de véritables prévisions couvrant le long et le moyen terme que la C.I.I. pourra se fixer des objectifs valables. Une fois ces objectifs fixés, il doit être possible d'en déduire les besoins technologiques nouveaux nécessaires à leur réalisation.

C'est à partir d'une telle connaissance que devrait s'ouvrir un dialogue fructueux sous l'égide du Délégué à l’Informatique entre la C.I.I. et les principaux partenaires nationaux. Il faut en effet déterminer ce qu'il est important
- de faire soi-même,
- de faire faire par les autres,
- d'importer de l'extérieur.

b) Il faut mettre en place des relations de type nouveau entre la C.I.I. et ses fournisseurs nationaux.

L'idée de base est qu'il faut substituer à la loi de concurrence sauvage, telle qu'elle existe sur un marché idéal parfaitement concurrentiel, une " croissance organisée " permettant à la C.I.I., et aux entreprises françaises, de bénéficier de " l’effet dimensions " à l'intérieur de marchés rendus contractuellement " captifs " donc fermés aux effets de dominations américaines.

En effet dans l'état actuel de l'industrie de l'informatique et de l'électronique mondiale, l'application de la loi de la libre concurrence revient à consolider de manière définitive la domination du plus fort, c'est-à-dire celle de l'industrie américaine. Il faut donc imaginer une stratégie du " développement protégé ". Les industriels admettent très bien que la politique d'achat de l'administration soit " préférentielle ", c'est-à-dire qu'elle favorise les produits des entreprises françaises. Mais ils n'ont encore jamais admis d'appliquer cette politique pour leur propre entreprise, même vis à vis de firmes dépendant du même groupe. L'argument avancé qu'une telle politique serait un facteur de hausse de prix, donc de perte de compétitivité, devient sans valeur, dans un contexte industriel où le problème essentiel est devenu la survie et où les entreprises françaises disparaissent asphyxiées par la réduction de leur marché.
Seule une politique de " marché captif " par engagement contractuel peut leur fournir le ballon d'oxygène qui puisse leur permettre de recouvrer les forces nécessaires pour passer à l'offensive à l'échelle internationale.
De surcroît une telle politique est systématiquement menée par de grands groupes étrangers (Philips) et il n'apparaît pas que leur compétitivité en souffre.

A titre d'exemple on peut imaginer que les LSI  nécessaires à la C.I.I. soient conçus par deux équipes mixtes C.I.I./Fabricants de composants (SESCOSEM et Radiotechnique) afin de répartir les risques aussi bien techniques que financiers. 
Une fois le produit figé et les méthodes de fabrication choisies, la C.I.I. signerait un contrat-cadre à moyen terme avec chacun de ces fabricants comportant un engagement de quantité variable selon les prix atteints par le fabricant (on pourrait comparer ce prix au prix international du marché et prévoir des rectifications en cas de distorsions sensibles).

De tels contrats pourraient être signés dans Ie domaine des périphériques.

Généralisé un tel système fournit à l'industrie française un ensemble d'objectifs liés. Cette solidarité des programmes contribuerait grandement à renforcer la coopération sur le plan national, tout en contribuant à créer un " humus technologique " national, sans lequel aucune industrie ne saurait survivre.
La fusion C.S.F./Thomson, le rapprochement du nouveau groupe de la C.G.E., devrait faciliter grandement une telle politique.

c) Les interventions des pouvoirs publics devraient favoriser systématiquement une telle politique : le passé récent montre que les seules interventions qui permettent d'infléchir la politique des entreprises sont la passation de contrats par les pouvoirs publics. Ceux-ci devraient de plus en plus être passés à deux entreprises conjointement ayant décidées de mener une stratégie liée de développement sur un point précis.

III - LES RELATIONS AVEC L'ENVIRONNEMENT INTERNATIONAL

1 - Les relations avec les États-Unis

a) L'accord de licence S.D.S.
Cet accord de licence provenait d'un contrat signé en 1965 entre la C.A.E. et S.D.S.
Au moment de la fusion le problème de la poursuite de la dénonciation ou de la modification de cet accord s'est trouvée posé.
Afin de développer une activité industrielle au sein de la C.I.I., et d'occuper progressivement le marché, il a été décidé de maintenir l'accord S.D.S. Mais il était prévu que la fabrication sous licence des matériels S.D.S. s'éteindrait fin 1971 (date ultime de prorogation du contrat S.D.S.) pour laisser place alors exclusivement aux matériels "Plan Calcul".

La prévision de l'évolution de l'activité de la C.I.I. par type de machines faite par la C.I.I. le 17 novembre 1966 est sur ce point sans ambiguïté :
(en équivalent vente et en M. de F.)

(prix en équivalent vente)

Calculateurs sous licence
(famille 90 et Simura)

Calculateurs développés sur technique propre
 (SEA 4000 + CAE 10000)

Calculateurs Plan Calcul 
(gamme P)

Total

1968

129 MF 

52 MF

 

181 MF

1969

155 MF

20 MF

53 MF

228 MF

1970

121 MF

23 MF

193 MF

337 MF

1971

5 MF

16 MF

327 MF

348 MF


Or les difficultés rencontrées par la C.I.I. pour industrialiser la série 10 000 ont introduit un retard d'au moins 2 ans dans le calendrier prévu. Il est difficile de dire (voir plus loin) quel est l'exact partage des responsabilités entre le licencieur et le licencié dans cet important retard.
Il est certain que S.D.S. a commis des incorrections graves, qu’un accord touffu et ambigu ne permettait ni d'éviter, ni de sanctionner. Citons à titre d'exemple : livraisons de matériels pour lesquels aucune "réception." de la part de C.I.I. n'était prévue et qui ne fonctionnaient pas, dossiers de fabrication incomplets, modifications sur des matériels non transmises, etc.
Les conséquences de ces retards sont très importantes :
- Il apparaît a posteriori que la décision de fabriquer sous licence était une erreur grave, dès lors que le calendrier fixé n'était pas respecté ; une politique d'importation eut finalement été moins coûteuse pour la C.I.I.,
- -en effet les retards dans la fabrication de matériel sous licence ont gravement compromis l'image do marque de la C.I.I., accréditant l'idée d'un " échec du Plan Calcul ", alors que ce dernier n'était en rien concerné par cette fabrication sous licence,
-- le désengagement vis à vis de S.D.S. devenait impossible fin 1971. Les dirigeants de C.I.I. étaient contraints de renouveler l'accord de licence dans de très mauvaises conditions (se reporter sur ce point à la lettre du Délégué à l'Informatique adressée le 24 avril 1969 au Président de la C.I.I. jointe en annexe),
- -les retards dus à l'allongement des délais de fabrication compromettaient gravement la situation financière de la C.I.I. par l'augmentation importante des coûts qui en résultait (immobilisations accrues),
- enfin la réalisation des matériels du Plan Calcul souffrait directement de cet état de fait
- -P 2 était renvoyé sine die
-- P 0 voyait retarder de manière importante sa fabrication,

- le retard moyen de plus d'une année dans la sortie des matériels du Plan Calcul peut compromettre gravement leur succès commercial étant donné l'imminence do l'annonce de nouveaux matériels par la concurrence. Le temps joue à coup sûr contre la C.I.I. 

On ne peut s'empêcher de constater que le bilan des accords S.D.S. est très lourd et qu'il pèsera encore longtemps sur l'avenir de la C.I.I. et nous n'évoquons pas l'effet négatif qu'ils ont exercé sur l'état d'esprit de certains techniciens de la Compagnie qui adaptent systématiquement, sans même parfois les transposer, les solutions S.D.S. aux problèmes qui leur sont posés.Stigmatiser cette attitude ne relève pas d'un réflexe "cocardier" qui voudrait voir réaliser du "matériel français" pour la gloire ; il s'agit d'une analyse économique en profondeur qui, si elle était chiffrée (ce qui est possible), montrerait que l'opération S.D.S. fait perdre de l'argent à la C.I.I.

b) Les relations technologiques avec les États-Unis

Il est évident qu'une entreprise engagée dans l'informatique doit pouvoir avoir accès à la technologie américaine, dont l'avance n'est plus à démontrer. Mais il ne s'agit pas de n'importe quelle technologie et les modalités d'accès à cette technologie doivent être mûrement réfléchies. 
Il faut noter d'abord que les accords avec S.D.S. n'ont jamais permis que l'accès à une technologie déjà figée, donc dépassée. C.I.I. n'a jamais eu connaissance des " développements avancés " de S.D.S., ni même de son " Product Planning ".
Il faut que la C.I.I. puisse avoir accès aux développements technologiques qui se préparent en amont des " systèmes informatiques' " proprement dits. Un exemple caractéristique est celui de la physique du solide (technologie de commutation et de mémorisation). A ce niveau un accès à des vastes laboratoires de recherche du type " Bell laboratories " présente un intérêt évident.

Mais la C.I.I. ne constitue pas un partenaire de dimension suffisante pour être "attrayant" pour des ensembles américains aussi puissants. Cette politique d'échange de connaissance pour être équilibrée ne peut être menée que par les laboratoires des maisons mères et au premier chef par le laboratoire central du groupe Thomson-CSF.

A plus court terme et au niveau des systèmes d'informatique, il serait tentant de pouvoir avoir sur le territoire des États-Unis des équipes mixtes Franco-Américaines. Ceci permettrait la formation adéquate de spécialistes, au contact d'un marché à évolution rapide. La solution idéale serait la prise de contrôle d'une firme américaine de petite dimension par la C.I.I.
En effet un accord d'un autre type avec une firme américaine importante aurait l'inconvénient à nos yeux désastreux de bloquer définitivement la politique de coopération européenne qui, comme nous le verrons, est la seule issue véritable à terme pour la C.I.I.

On avancera, non sans raison, que l'état financier de la C.I.I. ne lui permet pas une telle politique d'investissement à l'étranger (ceci ne devrait pas être exact au niveau de ses maisons mères, si ces dernières étaient prêtes à investir dans un secteur qui conditionne leur avenir).

C'est pourquoi nous pensons qu'une telle opération devrait suivre, et non précéder, un accord avec une firme européenne importante engagée dans le secteur. En effet une des premières actions à mener conjointement avec un partenaire européen devrait être la création d'une tête de pont aux États-Unis (Certaines firmes, Olivetti et Philips, ont déjà des implantations importantes aux États-Unis).

2 - Les relations avec les Pays de l'Est

Les Pays de l'Est, pour un certain nombre de raisons, doivent être considérés comme offrant des débouchés privilégiés à la C.I.I. :
- en effet ce sont des marchés qui peuvent être considérés comme "politiquement captifs". La concurrence américaine ne s'y fait pas encore sentir (cette situation risque d'évoluer très rapidement),
- le commerce et l'industrie sont étroitement contrôlés par l'État, ce qui facilite de larges accords de coopération avec l'État français,
- il s'agit d'économies planifiées où l'informatique peut provoquer des mutations importantes, or le retard pris par l'industrie de l'informatique (y compris en URSS) est extrêmement important.

Cet ensemble de conditions est extrêmement favorable à l'implantation importante de la technologie française et des systèmes C.I.I. au-delà du rideau de fer.

Mais il faut bien avoir conscience que dans ce domaine, comme dans d'autres, l'évolution est extrêmement rapide, le temps jouant en défaveur de la C.I.I. Toute position qui n'est pas conquise aujourd'hui risque d'être enlevée demain par l'industrie américaine (ou ses associés). Il faut donc agir vigoureusement et profiter des quelques mois qui restent pour monopoliser, à notre avantage, des marchés importants.

Certes des difficultés, dues en particulier à l'existence des règlements COCOM, constituent un frein à cette expansion. Les facteurs politiques étant déterminants peuvent venir interférer avec la politique commerciale de la C.I.I. L'administration française est loin d'avoir des vues communes vis à vis de la politique à mener à l'Est. Mais tout ceci rend fondamental que les industriels français, et en particulier les dirigeants de la C.I.I., soient en parfaite communion d'idée sur ce plan avec le Délégué à l'Informatique et aient la volonté délibérée d'investir coûte que coûte ces marchés. 
L'histoire récente montre qu'il n'en a pas toujours été ainsi, et que si le Délégué à l'Informatique a joué le rôle de " locomotive ", les wagons ont eu du mal à suivre. Rien n'est pire dans ce domaine que d'avoir des dirigeants industriels indécis et adoptant des attitudes contradictoires pour ne pas risquer de mécontenter telle ou telle instance administrative.

L'argument toujours invoqué de "représailles" américaines n'est le plus souvent qu'un alibi pour masquer son impuissance (matériels sous licence) ou sa mauvaise volonté. En effet l'évolution de la conjoncture politique et économique montre que de plus en plus de telles représailles sont devenues impossibles. 
Or les deux contrats importants passés par la C.I.I. avec les Pays de l'Est ne l'auraient pas été si le Délégué à l'Informatique ne les avait pas imposés à force d’opiniâtreté et de courage. 
Le contrat avec la Roumanie a failli ne point être signé au dernier moment (et l'a été par le Directeur Général Adjoint) tant les réticences des dirigeants industriels étaient grandes. La visite du Président NIXON en Roumanie prouve que si cet accord n'avait pas été signé à l'époque, les chances de voir s'implanter la technologie américaine en Roumanie seraient aujourd'hui certaines.
L'accord avec la Hongrie sur le calculateur 10 010 a été lui aussi abandonné de manière délibérée par les dirigeants de la C.I.I. ; ce n'est que grâce aux interventions incessantes et pressantes du Délégué à l'Informatique que l'affaire a pu être conclue.
Il reste encore des positions importantes à prendre au niveau des systèmes (Pologne, U.R.S.S.). Là encore le succès exige qu'une information franche et un dialogue constant soit maintenu entre les dirigeants de la C.I.I. et le Délégué à l'Informatique. Ce n'est que si les volontés des deux parties sont vigoureusement unies que l'on pourra surmonter les difficultés réelles qui s'opposent à la conclusion de tels accords.

Le rôle du Gouvernement français est évidemment déterminant. Étant donné le caractère spécifique de l'informatique et l'emprise de cette dernière sur la vie administrative et économique d'un pays, il faut être conscient que nous jouons là une carte majeure qui peut nous donner la clef qui nous permettra de tenir le développement futur des Pays de l'Est. Une politique positive devrait consister en une formation massive de "spécialistes" qui, au titre de la "coopération technique", iraient enseigner l'utilisation de l'informatique dans les Pays de l'Est.
Plus la "technologie" de la C.I.I. sera autonome, plus grande seront les chances de pénétration, car plus minimes seront rendues les possibilités de "contrôle" de la puissance américaine. C'est à elle seule une justification importante de la nécessité de ne plus dépendre étroitement de la technologie américaine.

A côté des importants accords de vente de licences de systèmes peuvent être menés des accords de coopération ponctuels, en particulier dans le domaine des périphériques, qui pourraient permettre une certaine réciprocité des échanges et ainsi faciliter les problèmes financiers des Pays de l'Est pour le paiement de leurs redevances. 
D'une façon générale la C.I.I., acheteur important de périphériques, devrait accueillir favorablement les propositions de fournitures qui lui seraient faites par les Pays de l'Est. 
Ainsi il serait possible de passer des accords sur les matériels à cartes perforées.
- Les débouchés en Europe sont faibles et ne justifient pas un investissement important,
- Les occidentaux et la C.I.I. ne disposent d'aucun lecteur à moyenne et haute performance (C.I.I. et Philips prennent Uptime en important des États-Unis),
- L'U.R.S.S. dispose d'un intéressant lecteur moderne prototype 1500-2000 cartes/minute à l'Institut Ouchorov et ont basé tous leurs efforts en gestion sur la carte perforée. Un accord C.I.I.-U.R.S.S. (auquel pourrait être associé Philips) pourrait permettre soit l'achat, soit la fabrication partielle de ce lecteur de carte...).
Une telle politique pourrait être menée sur d'autres périphériques électromécaniques pour lesquelles la technologie des Pays de l'Est semble suffisante.

3 - Les relations européennes

Une production de grandes séries d'ordinateurs comportant de très larges marges brutes est la seule orientation possible pour l'industrie de l'informatique. Un tel objectif ne peut se concevoir à l'échelle nationale, il ne sera atteint que par la création d'un ensemble européen. Si la plupart dos observateurs sont d'accord sur la nécessité de la création d'une firme européenne véritablement multinationale (c'est-à-dire issue de la fusion de firmes nationales), et si les déclarations d'intentions sont nombreuses sur ce sujet, les différents partenaires intéressés sont frappés d'une étonnante stérilité dès que l'on aborde un sujet concret. Il ne faut pas se leurrer ; dans ce domaine aussi les choses vont se dénouer, peut-être plus rapidement que l'on pense. Si la C.I.I. ne profite pas d'une situation encore fluide pour s'engager par des choix concrets, elle risque fort de se retrouver seule devant des alliances qui l'excluraient. L’échec du "Plan Calcul" serait dans ce cas assuré.

Des discussions sont officiellement engagées dans le cadre de Bruxelles, mais le nombre élevé des partenaires, la nécessité d'un accord politique préalable entre États, amènent à penser que leur succès est très aléatoire et qu'en tout état de cause, il ne pourrait survenir que dans des délais sans doute incompatibles avec le développement toujours plus rapide de la concurrence américaine et la situation difficile des firmes nationales européennes engagées dans l'informatique.

Il apparaît donc que des négociations bilatérales doivent être menées rapidement pour jeter les premières fondations d'une construction européenne.

Si un accord général et ambitieux avec telle ou telle firme européenne apparaît malaisé à conclure rapidement (Cf. en annexe les avantages et désavantages de tels accords avec les principales firmes européennes), un certain nombre d'actions bilatérales auraient pu déjà être menées qui auraient grandement facilité des accords ultérieurs, et en tout cas, eussent servi de tests concrets pour éprouver la bonne foi et la capacité de nos futurs partenaires.

Malheureusement, dans ce domaine encore plus qu'ailleurs, le manque d'entreprise des dirigeants de la C.I.I. est apparu total. Les raisons, toujours les mêmes, sont bien connues :
- l’américanisation complète des réflexes qui amène à considérer que rien de valable ne peut sortir du continent européen,
- le complexe d'infériorité d'une petite "C.I.I.", même si cette dernière a une dimension informatique fort voisine de certains partenaires (Philips, Telefunken) et l'oubli de la dimension que confère à la C.I.I. son appartenance à des groupes industriels puissants et à une "stratégie nationale" qui la valorise,
- l'habitude de considérer le voisin européen comme le concurrent le plus dangereux, alors que depuis une décade l'industrie européenne s'effondre devant la puissance américaine.

Toutes les tentatives faites par le Délégué à l’Informatique pour dégeler cette situation ont été annihilées. Les domaines ne manquent pas où une coopération européenne aurait donné des résultats spectaculaires et rapides.

1 - Coopération en matière de périphériques

Dans ce domaine la domination américaine est totale. Or la présence de périphériques américains dans un système non seulement limite singulièrement ses possibilités de vente (Pays de l'Est), mais encore le rend particulièrement onéreux (position de monopole). Si les industriels européens avaient pratiques une politique intelligente de répartition des tâches, ils auraient pu assez rapidement couvrir une grande partie de ce domaine, tout en accédant à des séries importantes nécessaires à l'amortissement des investissements. Malheureusement personne ne semble désirer faire le premier pas et la C.I.I. encore moins que les autres.

Philips produit des dérouleurs de bandes magnétiques qui ont des caractéristiques techniques conformes aux besoins de la C.I.I., et des coûts inférieurs aux dérouleurs de bandes Ampex. Malgré la demande du Délégué à l'Informatique, ce sont ces derniers qui ont été retenus. L'argument invoqué est qu'ils avaient subi les tests et essais de la part de la C.I.I. et que les coupleurs nécessaires avaient été développés. Cette "politique du fait accompli" pratiquée constamment par la C.I.I., montre à l'évidence que cette dernière n'a jamais été préoccupée par le souci de savoir s'il n'existait pas sur le marché européen du matériel disponible. Sinon ce serait les équipements Philips qui auraient été testés.

Pour les mémoires à disques, il serait possible de vendre le MD 17 au groupe Philips en contrepartie de l'achat de mémoires plus puissantes (équivalentes du 2314 d'IBM). Certes une telle négociation incombe à la SPERAC, mais l'attitude de la C.I.I. sera déterminante. Il lui appartient en effet d'avoir un rôle coordinateur dans ce domaine (Cf. la convention). Après s'être mise d'accord avec SPERAC, il lui revient de dire à Philips si ses mémoires "2314" l'intéressent. Or les visites réciproques imposées par le Délégué, et effectuées depuis près d'un an, semblent n'avoir abouti à aucune décision. Encore une fois la politique du fait accompli imposera une mémoire américaine. 
Indépendamment des avantages évidents (sur le plan de la rentabilité) qu'apporteraient ces échanges croisés de fabrication, la C.I.I. en retirerait des avantages commerciaux déterminants.

En effet un nouvel état d'esprit se fait jour en Europe (état d'esprit dont l'éveil sans aucun doute a été suscité par la politique du Gouvernement français à travers des opérations du type plan calcul) qui est de résister aux effets de domination américaine, et de faire jouer une certaine préférence européenne ("buy european act").
L'entreprise européenne qui offrirait des systèmes en quasi-totalité européens (unité centrale française et périphériques européens) trouverait là un argument de vente décisif pour s'ouvrir les marchés européens face à la concurrence américaine (le choix par la C.E.E. d'un système C.I.I. est sur ce point révélateur).

2 - Contrat de fournitures réciproques

Au niveau des composants, voir de certains sous-ensembles, une politique européenne s'avérerait entièrement profitable. Il est certain qu'à condition de s'y prendre à temps, il serait possible de mettre sur pied des contrats de fournitures réciproques, permettant d'éviter des doubles emplois coûteux. 
Si à ce niveau l'ensemble des groupes européens est intéressé, il appartiendrait à la C.I.I. d'être l'initiateur de tels accords.

3 - Collaboration au titre d'études de software

Les domaines d'application de l'informatique sont immenses et les ressources en moyens de développement de software sont si restreintes que dans ce domaine aussi l'envahissement américain se précise. Il est regrettable que des accords n'aient pas encore été recherchés sur des points précis, en particulier dans les domaines où l'intervention des pouvoirs publics est nécessaire (circulation aérienne ou routière, météo, location automatique, etc.
L'approche par la voie des applications serait particulièrement fructueuse pour tenter de résoudre les difficiles problèmes de compatibilité des systèmes.

4 - Essais de coopération technique et commerciale sur quelques grosses affaires

Dans un domaine voisin, les firmes nationales sont incapables, à elles seules, d'offrir une solution concurrentielle face à I.B.M. dès qu'il s'agit de résoudre un problème d'informatique d'une envergure importante. 
Là aussi devraient être recherchées des coopérations qui devraient dépasser la constitution accidentelle et provisoire de consortiums hâtifs, mais bien être l'amorce d'une stratégie commerciale à long terme.
Dans tous ces domaines, si les difficultés sont certaines, elles sont actuellement grossies à plaisir, et il semble bien que la volonté de réussir fasse défaut. Il est sans doute vrai que certains partenaires européens ont les dents longues, mais pour le prouver encore faudrait-il pouvoir citer des exemples concrets d'accords où l'industrie française aurait été lésée. Ces exemples n'existent pas dans le domaine de l'informatique, faute d'avoir osé les tenter.

Il est certain que sur ce point, dans les prochains mois, le Délégué à l'Informatique devra prendre une attitude rigoureuse, assortie de sanctions d'ordre financier. On ne peut impunément laisser l'industrie française passer à côté de la chance européenne, alors qu'on est persuadé qu'il s'agit de sa dernière chance.

 

Document numéro 2

LA C.I.I. ET LA PRÉPARATION DE L'AVENIR

I - LES OBLIGATIONS CONTENUES DANS LA CONVENTION

Le rendez-vous fixé à la fin 1968 entre C.I.I. et les pouvoirs publics afin d'étudier un aménagement possible de la convention était cohérent avec deux autres rendez-vous fixés à la C.I.I. (Cf. accord technique annexé à la convention)
- un premier rendez-vous mi-68 pour faire le point de l'ensemble des recherches susceptibles d'orienter la définition de la gamme II, prévue pour 1972,
- un second rendez-vous mi-69 pour figer les choix de la gamme II, laissant ainsi une année de réflexions et d'études économiques entre un ensemble d'évaluations techniques, de projets et d'études prospectives des besoins et l'élaboration d'un programme d'action.

Aucun de ces rendez-vous n'a été respecté. On peut considérer qu'en ce qui concerne la préparation de l'avenir, la carence de la C.I.I. a été totale. Pendant deux ans les recherches n'ont pas existé, ou lorsqu'elles ont existé, elles ont été le résultat d'initiatives spontanées, forcément incohérentes, puisque aucune finalité n'a été fixée aux équipes chargées de les conduire (Ex. : système de visualisation, système GESTRA, MISIA, etc.).

Le résultat de cette carence est bien connu :
- report en 1974/1975 de la gamme II,
- prolongation imposée de l'accord S.D.S.,
- conception nécessaire de produits de transition (P 2, Q 0 ) qui, comme les produits antérieurs de la compagnie (y compris la gamme I) auront une durée de vie et des séries insuffisantes pour assurer la rentabilité de l'opération ; leur développement mobilisera encore les "forces vives" de la C.I.I. sur le court terme, les détournant ainsi de la préparation de la gamme I,
- prise au jour le jour de décisions technologiques, importantes pour la compagnie (choix des mémoires à fils et abandon des mémoires à gaufre) sans que les conséquences de tels choix sur l'orientation future de la société puissent être analysées, puisque aussi bien celle-ci n'a jamais été décidée de manière rationnelle et réfléchie.

On peut dire de ce point de vue que nous nous retrouvons dans une situation comparable à celle qui existait avant le lancement du Plan Calcul :
- nécessité de définir l'avenir de la C.I.I.,
- apprécier les chances de réussite et la rentabilité de telle ou telle orientation,

mais avec de lourdes contraintes :
- situation financière difficile de la C.I.I.,
- mobilité et dynamisme plus faible : l'enthousiasme des troupes a singulièrement faibli et les effectifs ont dépassé 4.600 personnes.

On peut être assuré :
- qu'à moins d'un renversement énergique des tendances constatées jusqu'à ce jour au sein de la compagnie par des décisions rapides prises par l'équipe dirigeante,
- et d'un contrôle précis par le Délégué des crédits affectés aux recherches gamme II,
les errements passés continueront et la C.I.I. débouchera sur une impasse (extinction faute de produits nouveaux et de marchés suffisants ou nouvelles prises de licences).

II - UN ÉTAT D'ESPRIT A CHANGER : LE RECOURS A LA MÉTHODE EXPLORATOIRE

La méthode exploratoire a été jusqu'alors implicitement la méthode officielle de la compagnie. Grossièrement schématisée, elle consiste à partir des possibilités actuelles de la compagnie (capacités et contraintes) et à les extrapoler dans le temps. 
L'avantage de cette méthode est une relative facilité et une impression de sécurité (fausse) puisqu'il s'agit de prolonger pas à pas des voies relativement connues.
Le danger est de donner un poids déterminant au passé ; ceci est particulièrement dramatique quand l'entreprise est dans un état de faiblesse générale ; cette méthode conduit à ne pas admettre, par principe, les remises en question fondamentales des voies suivies jusqu'alors.

Le tome Il du plan à cinq ans de la compagnie relève de cet état d'esprit : il consiste à imaginer une expansion de la C.I.I. par une homothétie appliquée à la situation actuelle. Il donne une priorité absolue à des notions comme :
- le taux d'accroissement de la C.I.I. (seule) quant à ses ressources humaines et financières,
- l'impact sur le marché : parc installé et réseau commercial on place,
- technologie utilisée actuellement.

Il donne les apparences d'une attitude prudente et il contient implicitement l'idée que si les efforts propres de la compagnie arrivent trop tard, il sera possible d'user des ressources du marché international des composants, en particulier pour concevoir dans une deuxième phase du plan de recherche et de développement, les produits à commercialiser à partir de 1975.

Si ces produits n'étaient pas prêts, il serait toujours loisible de prolonger l'accord S.D.S. ou de renouer de nouveau un accord au niveau des matériels avec un partenaire américain.

L'issue d'une telle politique est aisément prévisible. Elle sera, elle aussi, la répétition d'une situation hélas bien connue :
- la C.I.I. mettra sur le marché des produits bien après les autres,
- elle sera dépendante en majeure partie de l'industrie américaine,
- les recherches propres auront été des " alibis "... fort coûteux.

L'attitude qui consiste à donner un poids privilégié au passé peut se justifier quand il s'agit d'une firme de dimension très importante (I.B.M. ou même I.C.L.) ; elle est tout à fait inconséquente au niveau de la C.I.I. 
En effet l'expansion d'une C.I.I. prise " isolément ", et considérée ainsi dans le futur, est si faible de possibilités, qu'il est impossible de lui assigner d'autres objectifs que d'être un suiveur médiocre incapable d'accéder à la rentabilité.

Il n’en va évidemment pas de même si on suppose possible et si l'on recherche les voies et moyens d'une mutation dans la dimension de ses ressources techniques, industrielles, humaines et financières :
- soit à l'intérieur de l'espace national :
. par utilisation des ressources puissantes des maisons mères au niveau des recherches et même de l'industrialisation (sous-traitance systématique),
. par une coopération organisée avec d'autres entreprises françaises (Cf. relations avec l'environnement),
- soit à l'intérieur de l'espace européen par une politique d'accord, voire de fusion avec d'autres partenaires.

De même, considérer comme impératif de ne pas " perdre plus de 10 % de clients en changeant de produits " est sûrement nécessaire si l'on a un parc de plusieurs milliers d'ordinateurs : cet "impératif" mérite beaucoup plus d'être remis en question quand le parc atteint 200 unités dont beaucoup sont obsolètes et correspondent à des applications (automatismes industriels) qui ne font plus partie des orientations majeures de la société.

Il est infiniment plus séduisant de rechercher une attitude commerciale agressive sur le marché privé en acceptant par exemple la responsabilité d'ingénierie informatique dans un certain nombre de filières soigneusement choisies. Une telle orientation remettrait en cause une bonne partie des conceptions techniques qui sont actuellement à la base des réalisations de la C.I.I.

Enfin insister trop fortement sur la continuité de la technologie dès lors que celle-ci est essentiellement empruntée à un licencieur américain, condamne à ne jamais recouvrir son autonomie et empêche de choisir des voies originales de développement.

Des choix fondamentaux tel qu'un effort massif sur certains périphériques (mémoires de masse) ou sur la conception du software (qui pourrait précéder partiellement celle du hardware) ne se trouvent même pas posés.

Un exemple fera aisément comprendre les dangers de la méthode exploratoire :
Le problème fondamental de savoir à quel niveau devront être fixées les limites basses et hautes de la gamme future des produits C.I.I. est résolu aujourd'hui par le choix d'un système "moyen" et d'un "plus gros" parce qu'il prolonge le choix actuel (P1 et P3) sans qu'une analyse sérieuse des besoins du marché au-delà de 1975, des stratégies vraisemblables des concurrents, des possibilités offertes à la C.I.I. et à ses coopérants à cette date, n'ait été effectuée.

Une telle décision prise dans ces conditions revient à mener la politique du "chien crevé au fil de l'eau". Elle engage cependant dès maintenant des choix technologiques qui seront rapidement irréversibles.

III - POUR PRÉPARER L'AVENIR : NÉCESSITÉ D'APPLIQUER UNE MÉTHODE PROSPECTIVE

Cette méthode consiste à construire des graphes alternatifs de décisions, intégrant en fonction d'une finalité donnée, un calendrier temporel, plusieurs niveaux de choix technologiques, un ensemble de "moyens" possibles. Il s'agit, à partir d'une analyse des besoins probables à long terme, de remonter la filière technico-économique pour faire apparaître l’ensemble des choix qu'il convient de prendre. Ce cheminement doit tenir compte :
- du caractère flou des besoins à long terme : analyse des probables physionomies des besoins à satisfaire dans la période 1975-1980,
- des contraintes de la C.I.I. et de son environnement : inventaire des ressources technologiques et des capacités d'innovations.

Il doit aboutir à des choix assortis d'une étude aussi fine que possible des délais d'aboutissement. Ces deux pôles, l'un situé dans le futur, l'autre dans le présent objectivement analysé, conduisent à des conceptions de système "cibles" définis quant aux concepts à mettre en œuvre. On choisit ensuite un sous-ensemble des cibles pouvant être atteint et l'on tend à définir des objectifs aux recherches et développement, tels que les moyens techniques mis en œuvre puissent, en cas d'erreur d'appréciation des besoins entre 1975 et 1980, permettre à la C.I.I. de modifier sa stratégie commerciale sans remettre en cause complètement ses investissements industriels et ceux de ses associés.

L'analyse des ressources du profit, et des risques, est une conséquence de chaque itération réalisée selon cette attitude, ainsi que l'analyse dos implications sur la stratégie commerciale et la politique industrielle.

L'application d'une telle méthode demande :
- un changement important de la mentalité de l'entreprise,
- l'existence à l'intérieur de l'entreprise d'une équipe d'hommes expérimentés, chargés du travail de réflexion permanent nécessaire, et capables de sous-traiter à l'extérieur (sociétés d'études) tous travaux en ce sens. Une telle équipe n'existe pas actuellement. Les quelques éléments compétents dans ce domaine ont été affectés à des tâches à court terme. Il semble difficile de prétexter le manque de moyens (on particulier financier) pour réaliser un tel investissement, alors qu'en raison d'un recrutement aussi hâtif qu'important, bons nombres d’ingénieurs ont été grandement sous employés au sein de la C.I.I. au cours des deux dernières années,
- la nécessité d'agir vite puisque le rendez-vous 1975 n’est pas très éloigné. Viser une gamme de produits à mettre sur le marché en 1975 impose que les choix faits aient le maximum de chances de rester valables jusqu'en 1980. Cinq ans de production c'est court, mais c'est peut-être acceptable si la masse produite est d'un autre ordre de grandeur que celle qui caractérisera l'activité de la C.I.I. de 1970 à 1975,
- l'établissement de plans de recherches avec les partenaires présents en France (composants, périphériques, software),
- l'élaboration de coopération à l'échelle européenne,
- l'optimisation des ressources nécessaires et le partage des risques entre la C.I.I. et ses partenaires.

Les crédits fournis par le Délégué à l'Informatique devraient être débloqués que dans le cadre d'un tel plan d'ensemble, et ne devraient servir en aucun cas, comme par le passé, à financer de "fausses" actions de recherche.

Document numéro 3

POLITIQUE COMMERCIALE DE LA C.I.I.

Les principales carences déjà constatées dans l'organisation de la C.I.I. se retrouvent évidemment au niveau de la politique commerciale de la C.I.I.

1 - L'absence d’outil d'information et de prévision au sein de la C.I.I.

Il est particulièrement significatif que le questionnaire préparé par la Délégation soit pratiquement resté sans réponse pour des questions qui paraissent cependant fondamentales pour l'avenir de la C.I.I., et élémentaires pour une firme normalement gérée :
Ex :
- Évolution de la demande par client à court et moyen terme en France,
- Évolution de la demande en Europe,
- Pourcentage des principaux concurrents au sein des livraisons totales et évolution prévisible, etc.

Les quelques renseignements d'ordre statistique, ou économique, en possession de la C.I.I. sont des apports (non remis à jour) de transfuges de Bull ou des études de caractère assez globales issues de la Délégation à l'Informatique (BIPE/COPEP).
La méconnaissance de l'évolution actuelle et future du marché de l'informatique, de manière un peu précise, ne facilite évidemment pas l'élaboration d'une véritable stratégie commerciale.

2 - L'absence de stratégie commerciale

Le plan à 5 ans prévoit l'évolution suivante de la part de C.I.I. sur le marché français :
1969  5, 3 % (parc)   7,1 % (livraisons)
1973 10    % (parc)    9,3 % (livraisons)

Bien que certains jugent même optimistes ces prévisions compte tenu des délais actuels de production, on est frappé par la place encore marginale que sera censée tenir la C.I.I. sur le marché français dans cinq ans. On peut évidemment se demander si à cette date elle ne sera pas encore en dessous du "seuil critique" qui serait nécessaire à une entreprise d'informatique pour survivre.

Une amélioration radicale de la progression de la C.I.I. ne peut venir que d'une mutation au niveau des structures de la C.I.I. (accords, fusions). Cependant l'élaboration d'une véritable stratégie commerciale permettrait sans aucun doute une implantation plus sûre et sans doute plus rapide de la C.I.I. sur le marché,

Les axes actuels de la politique commerciale

On hésite à parler d'axe tant la politique commerciale est décousue et au jour le jour.
Actuellement sur 250 ordinateurs en parc, il y a 27 types différents et 100 types de périphériques, ce qui évidemment ne simplifie pas les choses.

10 010 :
L'action commerciale directe est pratiquement abandonnée au bénéfice de la vente O.E.M. chaque fois que le 10 010 est utilisé comme petit calculateur temps réel. Pour les besoins de l'Éducation Nationale, le 10 010, dans sa configuration I.U.T., peut permettre d'attaquer le marché, mais est trop cher pour servir de base à une opération de grande envergure.

10 020 :
Même position que pour le 10 010. La vente O.E.M. est favorisée par le truchement de sociétés d'enginérie spécialisées.

Mais ces deux produits arrivent trop tard. Ils auront une durée de vie extrêmement courte. Ils ne correspondent à aucun marché réellement étudié et préparé en vue d'une pénétration importante.
Les produits de remplacement pourraient être Q 0 et P 0 dans leur configuration temps réel.

Étant donné les inconvénients et l'avenir du 10 010 on peut se demander si l'avenir de Q 0 sera meilleur. On a, en tout cas sur ce point, une démonstration manifeste de l'attitude l'exploratoire qui consiste à prolonger une démarche sans avoir traité au fond du problème de savoir si l'ensemble de cette démarche ne doit pas être remise en cause.
Q 0 est un nouveau 10 010 avec une architecture au goût du jour. Comme le 10 010, il aura l'inconvénient
- d'être faiblement modulaire et difficilement programmable,
- de ne pouvoir jouer le rôle de petit calculateur de gestion type 360/25 avec un mini-cobol, un moniteur d’enchaînement et quelques périphériques,
- de ne pouvoir jouer le rôle de petit calculateur scientifique type 1130,
- de mal se prêter à l'enseignement en tant que calculateur multiconsole type 10 010 Éducation nationale (mémoire trop petite).

Quant à P 0 il a encore un aspect trop "fantomatique" pour qu'on puisse apprécier ses chances de succès.

10 070 :
Orientation assez marquée vers le calcul scientifique plutôt que vers la gestion. Absence d'attaque du secteur privé.

IRIS .50 :
Dans un premier temps, pour assurer un démarrage plus facile, IRIS 50 sera surtout proposé pour des applications de gestion classique qui demande peu de software (paie, comptabilité).

Ultérieurement IRIS 50 sera orienté vers la télégestion. Mais les unités périphériques (terminaux, mémoires de masse) ne sont pas actuellement adaptées à cet objectif. Il est nécessaire pour assurer le succès d'IRIS 50 de mener rapidement des expériences pilotes (ex. Tigre) qui puisse permettre à C.I.I. d'acquérir une compétence tout en lui fournissant des références valables seules susceptibles de convaincre des futurs utilisateurs.

P 3 :
Les perspectives d'utilisation de P 3 sont orientées d'abord vers le calcul scientifique (relais du 10 070) et ensuite vers la gestion (relais du 10 070 gestion et d'IRIS 50). Le marché de P 3 prévu est extrêmement faible.

Ce qui frappe dans la politique actuelle de la C.I.I.. c'est :

1 - son aspect décousu et à courte vue que reflète l'incapacité à fixer des prix et des délais qui soient tenus,
- l'absence d'analyse sérieuse des conséquences sur les livraisons de la C.I.I. de la politique des concurrents ; quel sera l'impact sur P 1 et P 3 de l’annonce au printemps 1970 de la nouvelle gamme I.B.M. ?

2 - l'absence d'investissement intellectuel et matériel pour préparer la pénétration du marché :
La Direction commerciale ne disposait au printemps dernier que de 27 ingénieurs commerciaux sur 800 personnes.Les ingénieurs sont occupés pour l'essentiel au suivi des affaires passées et à la réalisation des affaires présentes et non à la recherche de nouveaux marchés.
- l'absence d'investissement commercial sous forme de participation à des actions pilotes :
- réseau d'agence extrêmement faible en France et à l’étranger,
- politique d'assistance technique très timide.

3 - Quelques propositions pour améliorer la politique commerciale de la C.I.I.

Il est inutile d'insister sur la priorité absolue qui doit être donnée à une analyse économique sérieuse de l'évolution future du marché de l'informatique (Cf. Préparation de l'avenir).
A partir d'une telle analyse on pourrait imaginer la construction d'un graphe de décision qui permettrait de comparer entre elles les intérêts de différentes affaires commerciales possibles. En effet, la C.I.I. ne peut, ni ne doit, tout faire ; il se pose donc de manière impérative le problème de la sélection au jour le jour des affaires qui se présentent. Il serait souhaitable que cette sélection s'opère au regard d'objectifs fixés de manière claire à la Direction commerciale et non pas coup par coup et de manière accidentelle en fonction des desiderata de tel ou tel responsable.

On pourrait réaliser un graphe à plusieurs niveaux :

1- Objectif général
- prendre x % du marché européen
- multiplier par n le chiffre d'affaires en n années

2 - Sous-objectifs

- Viser une répartition du C.A. : 
Marché intérieur : 75 %
                dont : Marché public : 60 % 
                               dont Militaire : x % civil : x %,
                 dont  Marché Privé 40 % 
 marché extérieur : 25 %
                dont C.E.E.
                dont Pays de l'Est

3 - Secteurs
Marché civil public 
- Éducation Nationale 
- Sécurité Sociale

Marché privé
- Secteur bancaire
- Distribution

La mise au point opérationnelle d'un tel outil demandera du temps et beaucoup d'empirisme. Elle permettrait cependant un progrès énorme dans la rationalité des décisions de caractère commercial.

Deux actions qui pourraient avoir des effets rapides doivent être menées fortement :

1 - Mise sur pied d'une véritable stratégie de pénétration du secteur public
La Délégation à l'Informatique contrôle maintenant un mécanisme qui peut garantir à la C.I.I. la pénétration optimale de certains marchés administratifs, pourvu que l'on s'y prenne à temps, avec un produit adéquat et en vue d'un objectif bien déterminé.
Cette action doit s'élaborer au cours de réunions communes : Direction commerciale / Délégation à l'Informatique. Le rythme de ces réunions devrait être mensuel.
Il importe de ne pas vouloir couvrir tout le secteur de manière désordonnée, mais bien de choisir des créneaux privilégiés, capables de fournir à la C.I.I. des références exploitables soit dans le secteur privé, soit sur le marché international.

2 - Mise sur pied d'une stratégie de pénétration du secteur privé
Il s'agit là d'un problème vital pour la survie et l'image de marque de la C.I.I. Si la C.I.I. n'est pas capable de commercialiser des machines de gestion dans le secteur privé, elle demeurera aux yeux du public un "arsenal d'État".
Il n'y a pas de secret en la matière ; la pénétration du secteur privé ne pourra se faire que si des ordinateurs C.I.I. sont utilisés avec satisfaction par des entreprises privées. Il existe un moyen d'échapper au cercle vicieux actuel : impossibilité de vendre au secteur privé, car absence de référence dans le secteur privé.
Les groupes actionnaires de la C.I.I., et en particulier la C.G.E. et le Groupe Thomson-C.S.F., ont déjà un équipement non négligeable en moyen de traitement de l'information.
Ainsi la C.G.E. utilise 9 ordinateurs, dont 7 ordinateurs 360 qui seraient susceptibles d'être remplacés par des IRIS 50. Le groupe Thomson-C.S.F. utilise 11 ordinateurs (dont 5 Bull-GE et 3 IBM).
Le minimum que l'on puisse demander à chacun de ces groupes, étant donné l'intérêt qui les lie à la réussite du "Plan Calcul", c'est de mettre en place le plus rapidement possible un centre de gestion équipé d'IRIS 50. Ce pourrait être d'ailleurs pour eux une occasion unique pour commencer à réfléchir sur les réformes nécessaires des structures informationnelles au sein de leur groupe avec introduction de moyens informatiques, afin d'aboutir à une véritable gestion intégrée, sans laquelle une direction moderne et dynamique ne saurait être atteinte.
Une telle initiative utilisant des systèmes C.I.I. pourrait d'ailleurs être partiellement soutenue par les pouvoirs publics à condition qu'elle fasse figure "d'expérience pilote".Rappelons que le groupe PHILIPS a fait d'une telle action une pièce maîtresse de sa stratégie commerciale, et qu'elle fonde son développement initial en grande partie sur les débouchés captifs que son groupe représente. (Les groupes C.G.E. et Thomson-C.S.F. représentent un débouché potentiel de 30 IRIS 50, ce qui, au niveau de la C.I.I., est loin d'être négligeable).

Document numéro 4

L'APTITUDE DE LA C.I.I. à INDUSTRIALISER SES MATÉRIELS

I - BILAN PROVISOIRE DU DÉVELOPPEMENT INDUSTRIEL DE LA C.I.I.

Pour faire le point, il est intéressant de comparer les résultats atteints ou escomptés aux hypothèses qui ont servi à l'établissement de la convention d'avril 1967.

A - Bilan de l'année 1969

Pour les principaux matériels produits par la C.I.I., nous allons comparer le nombre de machines qui devraient être facturées pour réaliser les hypothèses établies en novembre 1966, au nombre de machines qui seront effectivement facturées selon le budget révisé de la C.I.I. (révision fin mai 1969)

Type de machines Facturations prévues en nov.66

(en nb de machines)

Facturations réalisées fin 69

(en nb de machines)

10010
10020
10070
P 1
P 3

225
60
12
14
3

87
32 (1)
14 (2)
1
0

(1) sur ce nombre, 17 machines seront importées.

(2) 12 machines seront importées dont une partie sera livrée seulement en 1970.

Ce tableau se passe de commentaires et fait apparaître un retard très considérable dans l'industrialisation des matériels.

B - Perspectives pour les années 1970 et 1971

Si l'on opère la même comparaison pour les deux dernières années de la convention (1970-1971), on obtient les résultats suivants :

  Facturations hypothèse 66

Facturations prévues

(Plan de 5 ans CII)

Système P 0
   
1970 30  
1971 80 13
TOTAL
(durée convention)
110 13
Système P 1    
1970 50 23
1971 80 15

TOTAL

(durée convention y compris 1969)

114 69
Système P2    
1971 20 0
Système P3    
1970 10  
1971 10 2

TOTAL

(durée convention y compris 1969)

23 2

Si l'on essaie de dresser un taux de réalisation probable des hypothèses faites dans le cadre de la convention concernant la gamme I des matériels "Plan Calcul", on constate les taux suivants :

P0       Programme réalisé à :10%
P 1      Programme réalisé à :50%
P 2 (1) Programme réalisé à :0%   (1) la non réalisation de P 2 est en partie compensée par un effort supplémentaire sur le 10 070 gestion.
P 3      Programme réalisé à :10%
La conclusion de ce bilan est que la C.I.I. semble avoir de graves difficultés pour tenir le programme industriel prévu.

II - LES RAISONS DES DIFFICULTÉS INDUSTRIELLES DE LA C.I.I.

L'impression générale qui se dégage lorsqu'on cherche à analyser les causes des difficultés industrielles de la C.I.I. est qu'elles sont essentiellement dues à une inorganisation générale de la société à tous les échelons.
Certes la complexité des problèmes à résoudre et la vitesse de croissance de la société peuvent fournir des circonstances atténuantes (en particulier un recrutement très rapide : la société est passée de 2.655 à 4.520 personnes en 2 ans, n'a pas permis de constituer des équipes homogènes) mais la responsabilité des dirigeants est lourdement engagée.
En effet aucune des difficultés rencontrées actuellement n'ont été prévues, les problèmes étant traités au fur et à mesure où ils se posent et les solutions qui sont trouvées le sont toujours en fonction du très court terme même si par leurs conséquences elles entraînent de graves inconvénients ultérieurement.
Pour qu'un programme industriel soit tenu, il faut un système ''régulateur'' fonctionnant correctement ; c'est le rôle de l'ordonnancement, mais il faut bien évidemment que l'ensemble des circuits chargés d'alimenter le système existe et fonctionne de manière adéquate.
Rien de tout ceci n'existe à la C.I.I., l'ordonnancement est embryonnaire, quant aux "entrées" et "sorties" du système, elles sont constamment perturbées.

L'ordonnancement :

Il n'y a pas un véritable ordonnancement central directement rattaché à la Direction Générale. Ce qui serait logique car l'ordonnancement doit être à l'interface de la Direction commerciale et de la Direction industrielle.
Le département ordonnancement de la C.I.I. fait en réalité partie de la Direction industrielle. Théoriquement, le Directeur Général Adjoint doit trancher les conflits ; en réalité, il ne le fait pas.

La Direction commerciale :
En principe elle doit établir les programmes commerciaux :
- prévisions à 5 ans (tirées du Plan à 5 ans) des systèmes moyens à livrer,
- prévisions à 12 mois des systèmes types (produits catalogues),
- prévisions à 6 mois des systèmes réels (configuration précise demandée par le client).

En réalité, seuls les programmes à court terme existent ; ils sont modifiés de manière incessante, en raison en particulier de la "politique systématique de compensation" afin de tenir le chiffre d’affaires prévu, on introduit en dernière heure des affaires non planifiées, ou l'on modifie substantiellement d'autres affaires. Notons d'ailleurs que bon nombre de ces décisions sont prises par le Directeur Général Adjoint sans qu'elles soient toujours notifiées (ou notifiées avec retard) à l'ordonnancement. 
Citons à titre d'exemple : la décision d'importer 17x 10 070 et 12x 10020 a été prise sans que l'ordonnancement soit prévenu à temps, le cadencement des approvisionnements n'a pas été modifié en conséquence, ce qui a provoqué des stocks importants.
La Direction commerciale n'est pas en mesure de faire les études de marchés, prévisions, statistiques indispensables à la définition d'une politique de produits et d'une stratégie commerciale.
Elle ne dispose que de 27 ingénieurs commerciaux sur 800 personnes. Ces derniers sont occupés pour l'essentiel au suivi des affaires passées et à la réalisation des affaires immédiates.
Il n'y a aucune stratégie de pénétration de secteurs par le biais d'opérations-pilotes.
Une certaine rigidité des méthodes contractuelles de l'administration (règle de l'annualité budgétaire, longueur des procédures pour la passation des contrats) gène assez considérablement l'établissement des prévisions commerciales.

Direction des études et recherches et service des méthodes industrielles

Des lacunes importantes apparaissent dans le fonctionnement de ces organismes.
Théoriquement, ce sont eux qui doivent mettre au point les dossiers de fabrication. Il semble que dans bien des cas, ces dossiers soient insuffisants et exigent des allers et retours importants entre la production et le service des méthodes industrielles.
Pour la présérie des 10 070, il semble que le département chargé de la présérie ait pratiquement tout recommencé à zéro et n'ait pas pu utiliser les dossiers mis au point par D.E.R. Cette présérie n'a pas servi à constituer de véritables dossiers de fabrication, ce qui fait que le problème de l'industrialisation des 10 070 à Toulouse se pose dans des termes toujours aussi difficiles. 
Des erreurs grossières ont été commises : les 10 020 ne sont pas produits parce que les portes des armoires métalliques (francisées) ne ferment pas !
S.D.S.

S.D.S. a une double influence sur la production :
- pour le matériel fabriqué sous licence, il joue un peu le rôle de la D.E.R., or des lacunes importantes sont apparues dans son rôle de "licencieur" ; les plans communiqués par lui n'étaient pas tolérancés, ce qui a provoqué des malfaçons industrielles importantes. Les difficultés rencontrées pour fabriquer les circuits imprimés de la série 10 000 sont dues à une cause de ce type. Les modifications apportées aux matériels n'ont pas toujours été signalées à la C.I.I. Sur une commande de 40 alimentations commandées chez S.D.S., 39 ont du être refusées,
- d'autre part, il joue un rôle de fournisseur de matériel ou sous-ensemble ; des retards importants dans les livraisons ont eu lieu.

Direction des approvisionnements

La Direction des approvisionnements paraît assez inconsciente de l'évolution réelle des besoins ; elle a eu tendance à suivre les cadences prévues théoriquement sans s'ajuster aux cadences réelles. Il en a résulté un gonflement pléthorique des stocks en cours. Ce trop plein n'excluant pas d'ailleurs un vide dramatique sur certains points. Quand on visite l'usine de Toulouse, on trouve des magasins regorgeant de périphériques, de sous-ensembles, de pièces détachées... et d'unités centrales terminées sous cellophane (24 x 10010 le 25 avril) à qui il manque une plaquette de circuits imprimés.
Des retards considérables dus aux fournisseurs de composants sur certains types de produits existent. L'exemple le plus célèbre est celui des circuits imprimés ; 70 à 80 % des circuits approvisionnés ont du être refusés pour défauts techniques.

Production industrielle

Celle-ci, en plus de la totalité des aléas dus au mauvais fonctionnement de l'environnement rencontre de graves difficultés dues essentiellement :
- à la multiplicité des technologies employées (plus de 450 produits distincts sont fabriqués),
- à la coexistence de méthodes artisanales (Clayes-sous-Bois) et de la nécessité d'un lancement industriel à Toulouse, géographiquement trop éloigné du centre de développement.

Conclusion

Le bilan de l'aptitude de la C.I.I. à industrialiser ses matériels se présente de manière catastrophique.
Les moyens d'information et d'intervention du Délégué à l'Informatique dans ce domaine se sont avérés pratiquement inexistants.
Les rapports semestriels prévus à la convention, outre qu'ils sont fournis avec des retards appréciables, ne comprennent aucun élément permettant d'apprécier l'évolution de la C.I.I. sur le plan industriel.

Les contacts directs entre les membres de la Délégation et la C.I.I. n'ont pas permis de prendre conscience de ces problèmes :
- soit parce qu'ils étaient pris à un niveau très élevé et que les dirigeants ont soigneusement masqué toutes les difficultés rencontrées,
- soit parce que les contacts pris à un échelon moyen ont été axés uniquement sur les aspects de "développement technologique".
Il faut rappeler en particulier que les demandes expresses faites d'abord par Monsieur Galley , puis par Monsieur Allègre, d'une étude objective par un bureau spécialisé en organisation, financée par la Délégation, ont toujours été rejetées par les dirigeants de la C.I.I. ; faite il y a deux ans une telle étude eu permis de prendre conscience d'une grande partie des difficultés rencontrées par la C.I.I. et sans doute de les éviter.

Il conviendra pour l'avenir de fixer d'une manière précise en accord avec les dirigeants de la C.I.I., les modalités qui permettront au Délégué à l'Informatique de suivre de manière régulière et complète l'ensemble de ces problèmes.

La répercussion provoquée par les retards industriels de la C.I.I., en particulier sur les engagements que le Délégué à l'Informatique est amené à prendre vis à vis des utilisateurs publics sont trop graves pour que le Délégué puisse accepter, comme par le passé, de découvrir a posteriori que les délais ne sont pas tenus.