Bruno LECLERC

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L E G A M M A 6 0

UNE AVENTURE HUMAINE ET TECHNOLOGIQUE

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Le "GAMMA 60" ... Une aventure qui a laissé peu de traces, si l'on en juge par les rétrospectives de l'informatique faisant référence, telles que celles parues en 1982 dans ELECTRONIC NEWS et DATAMATION à l'occasion d'un 25ème anniversaire (1), (2).

 

Et pourtant . . .

Pourtant, la structure du système, révolutionnaire pour l'époque, préfigurait quelques-unes des caractéristiques architecturales essentielles de la génération naissante d'ordinateurs.

Pourtant, 20 exemplaires du GAMMA 60 ont été mis en service, en France et hors de France. Pendant près de dix ans, la S.N.C.F. a préparé la paye de ses quelque 300.000 employés et les pensions de ses retraités et géré son trafic marchandises sur un GAMMA 60, qui fit également de nombreuses années de service dans des compa­gnies ou établissements aussi prestigieux que l'E.D.F., le A.G. Vie, le R.T.T. belge, le CREDITO ITALIANO, le C.E.A., et j'en passe.

Pourtant, enfin, et c'est ce que nous allons développer ici, le GAMMA 60, outre ses innovations architecturales, a, je le crois profondément, apporté une contribution essentielle au développement de l'industrie informatique en France, bien que cette aventure ait pu apparaître, à première vue, comme une erreur stratégique et un échec commercial et financier.

Dans l'exposé qui va suivre, nous ferons tout d'abord une analyse

du contexte dans lequel le projet est né et de la politique produits de la Compagnie des Machines BULL dans l'environnement concurrentiel de l'époque.

Nous nous attacherons ensuite, rapidement, à la question des choix techniques, telle qu'elle se posait vers 1955 et à l'application qui en a été faite au GAMMA 60, pour nous étendre plus longuement sur les problèmes de maîtrise de projet que son développement a révélés, problèmes qui ont été vécus à la même époque par tous les constructeurs qui se sont attaqués à un objectif de taille comparable. L'auteur, qui eut alors la délicate responsabilité de chef de projet, en a vécu l'aventure avec une intensité toute particulière...

Nous terminerons en analysant les enseignements et les apports de

ce programme, dont l'aspect le plus positif, pensons-nous, se situe, dans les domaines de l'expérience acquise et de la formation d'une génération de concepteurs et d'utilisateurs, à tous les niveaux de compétences et de responsabilité.

ORIGINES ET CONTEXTE DU PROJET
La Compagnie des Machines BULL, née en 1931 dans un ancien garage du vingtième arrondissement de Paris, emploie, à la fin des années 40, 1.200 personnes. Avec un chiffre d'affaires équivalent à 100 millions de francs 1986, c'est encore une entreprise de taille moyenne. Une gamme astucieuse et efficace de machines à cartes perforées et un réseau commercial dynamique, en France et hors de France, engendrent un taux de croissance très élevé.

Les techniques électroniques appliquées au calcul numérique font leur apparition à cette époque, et les responsables de l'entre­prise en comprennent rapidement l'importance. Une structure d'études électroniques est mise en place, à la création de laquelle j'ai eu la chance de participer dès janvier 1949. Un accord de cross-­licences est conclu avec REMINGTON-RAND UNIVAC en 1950 pour une durée de dix ans, et nous permet de nous familiariser, dès 1951, avec les techniques mises en oeuvre sur l'UNIVAC I par les pionnier qu'ont été Prespert ECKERT et John MAUCHLY : mémoires circulantes, structures logiques à base de diodes au germanium, etc ...

 

Avec Henri FEISSEL, un fin technologue, et Pierre CHENUS, un fin logicien, nous constituons une équipe d'une vingtaine de personnes et qui entreprend le développement d'un calculateur électronique, le GAMMA 3, connectable à la tabulatrice BS 120, qui assure les fonctions d'entrée, sorties et édition (un exemplaire du GAMMA 3 figure dans la petite exposition qui accompagne le colloque).

Cette combinaison sera livrée à partir de 1953, fera l'objet de nombreuses extensions et remportera un très grand succès (1.200 exemplaires livrés en 10 années de production).

Ce rappel est pour illustrer le problème stratégique clé de "l'informatique de gestion" des années 50 : la filière cartes perforées, seule capable, jusqu'à la fin de la décade, d'engendrer un volume d'affaires important, restera très porteuse et très pro­fitable jusqu'au milieu, voire jusqu'à la fin des années 60.

La grande question fut de déterminer les modalités du"branchement" hors de cette filière, qui constituait un parc de machines consi­dérable, d'un âge moyen très faible en raison du fort taux de croissance des livraisons, donc de valeur résiduelle élevée, une forte proportion du parc étant en location. Ce parc, d'autre part, était réparti parmi une clientèle nombreuse et variée, ayant in­vesti dans des applications souvent vitales exigeant une certaine prudence dans l'exploration des innovations offertes par les constructeurs.

 

Notre concurrent principal, IBM, continuait, lui aussi, à "cultiver la filière cartes perforées, avec le calculateur électronique 604, connecté à un lecteur-perforateur de cartes, apparu dès 1951, puis avec le 650, à tambour magnétique (auquel BULL répondit par une "Extension Tambour" connectable au GAMMA 3). Mais, parallèlement, IBM participait aux travaux expérimentaux amorcés dès les années de guerre, souvent sur financement du gouvernement fédéral, en liaison avec des centres universitaires (HARVARD, MIT, Princeton's Institute of Advanced Studies en particulier), et bénéficiait des idées et suggestions de John von Neumann, le précurseur dont la contribution en matière de structure des ordinateurs fut déterminante. De ces travaux résultèrent les 701 et 704, à vocation scientifique, et les 702 et 705, machines à bandes magnétiques à vocation "gestion", pour un parc total de 80 machines en 1956.

L'allié de BULL, REMINGTON-RAND UNIVAC, fit un remarquable succès avec l'UNIVAC I. Citons "Electronic News" : "L'utilisation par C.B.S. de l'UNIVAC I, pendant la "nuit de l'élection" de 1952 pour prédire la victoire de Dwight D. EISENHOWER fit du nom UNIVAC le synonyme du mot "COMPUTER" et contribua à porter Remington-Rand en tête du "Computer Business" jusqu'au-delà du milieu des années 50, période pendant laquelle 46 UNIVAC I furent fabriqués." Malheureusement, cet avantage fut mal exploité, en raison, selon moi, du poids mort constitué par la ligne de matériel à cartes perforées entièrement mécanique, donc totalement inconnectable à quoi que ce soit, provenant de la branche "Remington" de la compagnie et dont il existait un parc important aux U.S.A., et par une erreur d'orientation technique, d'ailleurs très excusable à l'époque : 1e choix, de préférence aux transistors, d'une technologie de commu­tation à base d'amplificateurs magnétiques. Le développement ul­térieur de la gamme "UNIVAC" se fera à partir d'une autre filière à laquelle BULL avait plus difficilement accès, née de l'acquisition en 1952, par Remington-Rand Univac, de la firme ENGINEERING RESEARCH ASSOCIATES de Minneapolis-St Paul. Ce sera la série 1100.

En Europe, les travaux les plus intéressants pendant cette première moitié des années 50 furent ceux de FERRANTI en Grande Bretagne et de S.E.A. en France, en particulier dans le domaine de la technologie et de l'utilisation des mémoires à tambour magnétique et dans celui du calcul scientifique.

Nous limiterons ici cet historique incomplet des origines de l'informatique, dont bien d'autres acteurs auraient mérité d'être cités, mais nous déborderions alors du cadre de cet exposé.

 

 

NAISSANCE ET DEVELOPPEMENT DU GAMMA 60

Dans le contexte exposé ci-dessus, et compte tenu des moyens et des ressources relativement modestes dont disposait alors la Compagnie des machines BULL, celle-ci a préféré, pendant quelque temps, observer l'évolution en cours, laisser certaines approches s'éliminer d'elles-mêmes et d'autres atteindre un minimum de maturité.

Parmi ces dernières, il apparut nécessaire, pour établir les spécifications d'un nouveau système, de maîtriser trois technologies nouvelles pour nous : le transistor, la bande magnétique et la mémoire à tores magnétiques. Il fallait, également, se synchro­niser avec le développement, en cours à la Compagnie, de nouveaux périphériques d'entrée-sortie : un lecteur de cartes plus rapide et une imprimante "fly wheel".

C'est le transistor qui donna le plus de mal : il faut en effet se souvenir que si, en 1955, l'invention du transistor datait déjà de plus de cinq ans, la technologie de ce composant laissait encore planer bien des doutes, surtout pour l'usage envisagé auquel les producteurs préféraient les perspectives, plus prometteuses quantitativement, du poste de radio individuel. On note d'ailleurs que le premier "all-transistor computer", tous constructeurs réunis, ne sortirait (de la firme PHILCO) que trois ans plus tard, en 1958. Le 7070 d'IBM et l'UNIVAC III ne furent livrés qu'en 1960.

A cet égard, nous avons pu établir d'excellents rapports de client à fournisseur avec les services d'études et de production de la société PHILIPS et de sa filiale française, RADIOTECHNIQUE, grâce auxquels les spécifications de contrôle et d'emploi et les tolérance se sont progressivement dégagées. On va voir, cependant, que l'ap­plication n'alla pas sans peines.

Pour la bande magnétique, ELECTRODATA, en Californie, fut choisi comme fournisseur de la mécanique, peu avant son rachat par BURROUGHS. Les têtes magnétiques et les circuits associés furent développés par BULL, qui introduisit à cette occasion, la première au monde, je crois, l'enregistrement et la lecture en modulation de phase (aucun standard ne s'étant encore imposé à l'époque). La technologie en fut mise au point sur une extension du GAMMA 3 à "Extension Tambour", "l'ORDONNATEUR", dont la carrière commerciale resta expérimentale.

 

La mémoire centrale à tores magnétiques fut partiellement sous­-traitée. On eut à résoudre le délicat problème d'une technologie mixte tubes / transistors, la gamme de transistors disponibles à l'époque ne se prêtant pas à la réalisation des circuits de sélection. Pour BULL, ce choix technologique pour la mémoire centrale était une "première" de plus...

Parallèlement, une équipe d'architecture travaillait sur la base des nombreuses publications dont !'organisation des "grands cal­culateurs à programme enregistré" faisait l'objet, et élaborait des avant-projets.

 

La clientèle la plus propice à l'innovation était celle des "grands comptes", bien pourvus en personnel compétent. La Compagnie entretenait des relations étroites avec les responsables de ces sociétés, eux-mêmes très au courant de l'évolution de "l'état de l'art" dans le monde, relations qui contribuèrent largement à l'orientation du projet. C'est de cette collaboration, pour ne pas dire de cette complicité, que résulteront les principes généraux de l'architecture du GAMMA 60, arrêtés au début de 1957. C'est elle aussi qui entraînera la Compagnie, sous la pression de ses meilleurs clients, à prendre des engagements un peu prématurés dès cette même année 1957... C'est ainsi que l'on vit les premier notices commerciales remises aux bons clients (confidentiellement...) alors que l'étude logique proprement dite des éléments du système n'était même pas amorcée, ni définie la technologie d'implantation des circuits, ni même grossièrement estimées, les données physique du système (encombrement, contraintes d'installation, etc...),sans parler du coût de production... Bel exemple de confiance mutuelle entre la Direction de la Compagnie, ses techniciens et sa clientèle mais quel pari !

Avant de nous engager dans l'aventure, disons quelques mots du projet :

 

La structure du GAMMA 60 était complètement originale pour l'époque

En effet, le système (fig. 1 ) serait composé d'une constellation d'éléments spécialisés et autonomes, communiquant entre eux par échange de messages normalisés (questions et réponses), sous le contrôle d'un distributeur de programmes et échangeant des commandes ou des données avec la mémoire centrale, plaque tournante du di­spositif, sous le contrôle d'un distributeur de transferts.

Les conflits entre éléments et la régulation du trafic seraient gérés par un système de chaînes de priorités, le système étant dès lors capable d'exécuter simultanément autant de tâches, séquences ou programmes indépendants que l'on voudrait, sous réserve de saturation de tel ou tel élément. L'architecture per­mettrait en outre au programme ou à l'opérateur d'agir sur l'organisation des priorités en fonction des évènements en cours ou pou optimiser le rendement du système.

 

En outre, une instruction ("SIMU") permettrait de lancer simulta­nément des séquences indépendantes, puis de provoquer des regrou­pements conditionnés par le déroulement (ou la fin d'exécution) de ces séquences, ceci par un système de "chaînes de reprises".

On pourrait aussi organiser la protection de certaines séquences ou de certains programmes en créant, au gré du programmeur, des "éléments virtuels" soumettant leur accès à des procédures analogues aux procédures d'accès aux éléments réels.

Enfin, le dialogue entre éléments s'accompagnerait de l'émission "mots d'état" ("catènes qualitatifs" dans le jargon du GAMMA 60) informant le système de toute situation propre à l'élément considéré susceptible d'influer sur le déroulement du travail en cours.

 

Le éléments (fig.2 ) comporteraient outre l'unité centrale et 1a mémoire centrale :

- en "Classe 0" :   le pupitre de commande,

un "calculateur logique" travaillant en binaire

 

- en "Classe 1" :   un "comparateur général" (surtout pour les tris)

un "traducteur" en charge de toutes les conversions de formats et des fonctions d'édition),

un "calculateur arithmétique" (en binaire décimal)

 

- en "Classe 2" : les mémoires auxiliaires :  tambours et bandes magnétiques (pas dé disques à cette époque...), Ces dernières regroupées (par 12 unités au maximum) sous des "uniselecteurs" (jusqu'à 10 d'entre eux se comportant chacun comme un "élément" (max; 48 dérouleurs par système. Un même dérouleur pouvait être desservi par 2 ou 3 "uniselecteurs"),

 

-                en "Classe 3" : les éléments d'entrée-sortie à cartes perforées ­et les imprimantes, (reliés aux canaux par un multiplexeur).

 

- en "Classe-4" : les éléments à faible débit : lecteur et perforateur de rubans papier, machines à écrire, lecteurs de chèques, ..., et, pourquoi pas, lignes de communication.

 

 

 

Nous n'irons pas plus loin dans cette description, qui a fait l'objet de publications (6,8,11,12), et n'est pas l'objet central de cet exposé, si ce n'est pour souligner l'ambition du projet, à la fois par sa dimension et, en 1957, par son caractère novateur. Disons toutefois dès maintenant qu'après beaucoup de tourments, toutes les spécifications ci-dessus ont été tenues et largement mises en oeuvre par les utilisateurs dans leurs applications et l'exploitation qu'ils ont fait du GAMMA 60. Parions aussi que quelques architectes de systèmes s'en sont inspirés ...

Abordons maintenant un point essentiel de cet exposé:

 LE MANAGEMENT DU PROJET".

La fin de la décade des années 50 fut, en Europe tout au moins une­

période d'initiation à la gestion de grands projets, que ce soit dans les domaines de l'énergie nucléaire, de l'aéronautique ou de l'informatique. En effet, on ne disposait pas encore des techniques qui sont aujourd'hui d'usage courant et ont pour nom "méthode PERT (qui sortait à peine du domaine militaire, où elle avait été éla­borée pendant la guerre de Corée) ou contrôle qualité. En outre, il n'existait guère d'outil d'aide à la conception, si ce n'est l'usage de fichiers sur cartes perforées, que nous avions mis en oeuvre dès 1952 pour la gestion du câblage et de l'implantation du GAMMA 3. La réalisation du GAMMA 60 fut l'occasion de déve­lopper ces disciplines et de les faire connaître. C'était d'autant plus nécessaire que le projet, comme on l'a vu, multipliait les "premières" pour nos services d'études, de production et d'entretien, sans parler des futurs utilisateurs, et ceci sous la double pression de la propre clientèle de la compagnie et des sociétés concurrentes, qui ne restaient pas inactives. Il fallut donc lancer simultanément de très nombreuses actions de développement, d'approvisionnement, de sous-traitance, de contrôle, de mise au point, de modifications, et gérer leurs interdépendances.

Je me vois encore passant des heures devant de vastes tableaux, analysant les enchaînements de tâches, de sous-tâches, sur sept ou huit niveaux, avec leurs affectations, leur durée estimée, les ressources qu'il fallait leur allouer, ..., à la recherche des "chaînes longues" et des moyens de les raccourcir ou de les contourner.'

 

Cette situation fut d'autant plus difficile à maîtriser que l'on eut quelques très mauvaises surprises : les estimations prélimi­naires de volume général du système laissaient espérer que, grâce au faible encombrement et à la faible consommation des transistors, par rapport aux circuits à tubes à vide dont nous avions l'expérience, l'ensemble des éléments centraux tiendrait dans trois ou quatre mètres de baies, et ne dissiperaient pas plus de quelques kilowatts. Or, le passage du descriptif général aux schémas logiques puis à l'implantation physique révéla une sorte de réaction en chaîne l'addition d'une "baie logique", augmentant la longueur des connections, réduisait la performance et accroissait la consom­mation d'énergie, conséquences qui entraînaient le besoin d'organes supplémentaires et donc de plus encore de place... Un vrai cas de conscience en résulta d'ailleurs, au sujet des hypothèses à retenir quant-à la prise en compte des tolérances dans la spécification des composants : compensation statistique, ou "worst case" ?

On en resta à l'hypothèse la plus prudente, qui conduisit, pour les éléments centraux, à un alignement de plus de vingt mètres de baies et à une consommation d'ensemble du système atteignant plus de 200 kilowatts... Une fois le système terminé, la mesure des per­formances réelles a fait apparaître que cette seule décision avait coûté un tiers de l'encombrement final et doublé la puissance consommée ...

La figure (3) résume le planning d'exécution du système et permet d'apprécier la performance qui fut néanmoins accomplie. Il est vrai que nous avions, par rapport aux développements d'aujourd'hui, l'avantage de ne pas subir de contraintes de compatibilités, respect de standards, ré-utilisation d'éléments existants, et autres impedimenta, mais la section d'implantation n'en exigea pas moins l'affectation (et, souvent, l'embauche) de 300 personnes. Ceci n'est qu'un exemple, et je passerai sous silence les prouesses techniques et humaines accomplies pour régler des problèmes triviaux tels que la stabilisation des alimentations, l'equipotentialité des baies, l'évacuation de la chaleur, les enchaînements de mise en route ou d'arrêt du système , la vérification de dizaines de milliers de connections ou l'enregistrement et le traitement des milliers d'observations ou dépannages effectués en mise au point par des équipes travaillant 24 heures sur 24 ...

Les quelques données chiffrées fournies ci-dessous illustrent l'ampleur de l'effort consenti par la Compagnie BULL sur ce projet:

- En 1955, les effectifs totaux de C.M.B. en France étaient de 3462 personnes, dont 212 cadres. Cinq ans plus tard, en 1960, ils atteignaient plus de 10.000 personnes, dont 773 cadres. Certes, le GAMMA 60 ne fut pas seul responsable de cet accroissement, mais on doit pouvoir lui en attribuer les deux tiers.

- La construction de l'usine d'ANGERS a été décidée à l'occasion du lancement du GAMMA 60. Inaugurée à la fin de 1960, elle employait 1.500 personnes en 1964 et est restée le plus gros centre de production du groupe BULL en France.

- La mise au point du premier système a engendré plus de 10.000 modifications, qu'il a fallu gérer et appliquer sur une dizaine de systèmes en cours de production à divers stades d'avancement.

-          etc. ...

 

Et le logiciel ? me direz-vous ...

Premièrement, le mot lui-même n'existait pas à l'époque du GAMMA 60. Ensuite, les auteurs de l'architecture du GAMMA 60 espéraient que les automatismes dont ils avaient pourvu le système feraient de la programmation des applications un jeu d'enfant ...

 

Grâve désillusion ... et découverte du besoin d'un système d'exploitation et de ce qu'il faut qu'il sache faire. On avait bien prévu, dans la liste des tâches, l'élaboration d'un "programme de Gestion Générale" du système, qui devait d'ailleurs comporter plusieurs versions successives, mais la tâche s'avéra beaucoup plus difficile que prévu, et on ne dépassa jamais le stade de la première version, dite "G.G. ZERO", déjà fort complexe, mais incom­plète. Les utilisateurs durent donc s'en contenter, et chacun d'eux créa, autour de ce noyau, son propre système d'exploitation selon ses besoins. Heureusement, le système était fiable malgré sa grande taille, et largement pourvu en dispositifs de contrôle et d'intervention. Il s'avéra donc exploitable par une équipe expérimentée.

 

Cet avatar a d'ailleurs été rencontré à cette époque - et même beaucoup plus tard - par beaucoup de constructeurs abordant pour la première fois les grands systèmes à multiprogrammation et multiples niveaux de mémoire ... C'est ainsi qu'on apprend le métier

 

Quand aux compilateurs, il n'en était pas question. Le seul langage de haut niveau existant à l'époque était le FORTRAN, que l'orien­tation "gestion" du système ne pouvait faire apparaître comme un objectif prioritaire. On programmait donc en langage interne, les assemblages se faisant à la trieuse et à l'interclasseuse, sur cartes perforées ...

 

 

CONCLUSION

Le GAMMA 60 ne fut pas un succès commercial. En effet, bien qu'on ait réussi à mener le projet à terme, le système était trop lourd, dans tous les sens du terme. Une vingtaine d'exemplaires seulement en furent mis en clientèle, où ils firent un bon service, mais ce nombre est très inférieur à ce qu'on espérait et très insuffisant au vu de la mobilisation de ressources qu'il avait provoquée.

Surtout, cette mobilisation avait trop exclusivement concerné un seul projet. Or, en 1960, la Compagnie des Machines BULL était isolée : son contrat avec REMINGTON-RAND UNIVAC s'achevait et aucune autre entente n'avait été conclue, ce qui est bien dommage, car deux ans auparavant le succès et la situation financière de BULL la mettait en position très favorable pour négocier avec un partenaire, et il n'en manquait pas dans la liste des possibles car, à sa ligne de produits s'ajoutait l'atout majeur d'un excellent réseau commercial et d'entretien international. L'obstacle, je crois, était une très forte sous-capitalisation de l'entreprise, dont les responsables craignaient de perdre le contrôle.

 

Ont dut donc, pour faire face au très grand succès de l'IBM 1401, conclure un contrat peu avantageux avec R.C..A. pour acquérir la licence de fabrication de son modèle "301", qui fut commercialisé sous le nom de "GAMMA 30", et on connaît la suite ...

 

Pourtant, cette expérience ne fut pas perdue pour l'informatique française. Elle constitua en effet une occasion exceptionnelle de formation pour toutes les catégories de personnel de l'entreprise dont on a vu que les effectifs s'étaient considérablement accrus au cours des quatre années de développement du système, et joua un rôle de révélateur pour les grands utilisateurs qui s'étaient impliqués dans l'aventure. Des vocations sont nées, dont certaines ont pu s'épanouir. Notre président de séance, Philippe DREYFUS, qui participa à cette épopée, ne me contredira pas, ni Christian JOLY, qui prendra la parole demain, fort de 35 années d'expérience dans la technologie de construction d'ordinateurs, dont le GAMMA 60 constitua certainement un épisode inoubliable de sa carrière.

C'est volontairement que je me borne aux participants à ce colloque dans ce rappel de quelques-uns de ceux qui ont vécu, avec moi et beaucoup d'autres l'histoire que je viens de raconter. Je pense en effet que son apport le plus significatif fut l'expérience et le savoir-faire qu'elle apporta à des centaines de cadres moyens, de techniciens d'entretien, de professionnels qui ont poursuivi leur carrière, les uns en restant dans le groupe BULL, les autres dans d'autres sociétés, mais c'est un apport qu'on ne peut ni mesurer, ni personnaliser...

 

Je voudrais enfin, non comme un justificatif mais comme un élément de contexte, rappeler qu'au moment la Compagnie des Machines BULL sortait, péniblement, le GAMMA 60, bien d'autres compagnies de par le monde sortaient, elles aussi, les produits de leurs recherches sur l'évolution de la structure des grands calculateurs électroniques sous la forme d'ensembles pesant, comme lui, plusieurs dizaines de tonnes, consommant des kilowatts par centaines, et dont peu d'exemplaires furent produits. Ils avaient pour noms "STRETCH" pour IBM, "LARC" pour UNIVAC, "60l" pour R.C.A., "H 800" pour HONEYWELL, "RW 400" pour RAMO-WOOLRIDGE, et j'en passe ... C'est donc qu'il fallait passer par cette épreuve pour faire progresser tant l'architecture que la technologie et "rester dans la course". Mais il valait mieux ne pas jouer le futur immédiat de la société sur ce seul cheval ...

 

 

Références Bibliographiques

1-         Electronic News, 5th anniversary issue, Jan , 25 1982, pp74-76

2-             Datamation, sep 1982 (65-126), "As Time Goes By"

3-             Datamation, may-jun 1958: "France's Gamma 60, a Step Forward in Data Processing ?"

4-             P.Dreyfus : "System Design of the Gamma 60", Proc. Western Joint Computer Conference, May 6-8, 130-133

5-             P. Dreyfus : "Programming Design Features of the Gamma 60 Computer", Proc Eastern Joint Computer Conference, Dec 3-5 1958 174-181

6-             J. Bosset :"Sur certains aspects de la conception logique du Gamma 60" Proc ICIP, Jun 1959, 348-353

7-             D.E. Kilner : "The Characteristics of Computers of the second Decade", Comp. Bulletin 4 N°3, 88-97 (1960);

"its is only in a machine with multiple control units " that parallel programming is achieved" (se référant au Gamma 60 comme le seul exemple existant à la date de la publication).

8-         Davous, Bataille, Harrand : "Le Gamma 60", l'Onde Electrique, Déc. 1960 N°405. (seul article connu donnant une description technologique et physique du système).

9-         M.R. Nekora : "Comments on a paper on Parallel Processing", Comm. ACM 4, N°2, 99-101 (1961)  

10-     B.L.Ryle : "Multiprogramming Data Processing", Comm. ACM 4 N°2, 103 (1961)

11-     Lucien Duverger : "Logique et fonctionnement du Gamma 60", Revue Générale du Chemin de Fer (1961)

12-     M. Bataille : "The Gamma 60, the computer that was ahead of its time" Honeywell Computer Journal (1971).

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