Gamma 60 de la SNCF Installation du matériel

par Jean-Marie Casadevall

 

La Bull prit dans ce domaine un retard considérable.

Conséquence de l’inexpérience dans l’installation d’un matériel totalement inconnu, et malgré l’immense disponibilité des équipes de maintenance, l’installation proprement dite, la mise au point , les premiers tests et enfin le démarrage de l’ordinateur se poursuivirent pendant environ 1 an et la SNCF put effectivement utiliser la machine pendant le dernier trimestre 1960.
Corrélativement à l’incidence négative sur le planning d’utilisation, ce retard considérable eut une conséquence financière.

Le traitement de l’information de la SNCF par les moyens mécanographiques classiques se déroulait dans des Ateliers Régionaux destinés à être remplacés par le Gamma 60. En fonction des nouvelles dispositions et en conformité avec le planning prévu, les équipements mécanographiques loués avaient donc été rendus aux fournisseurs. Il fallut donc se résoudre à faire effectuer une partie du travail sur des équipements extérieurs, loués par la SNCF et gérés par les équipes de mécanographes SNCF, pour éviter les dépenses somptuaires qu’aurait entraîné un travail à façon à une si grande échelle.

La SNCF absorba ce problème, assimilable pour cette Entreprise à une piqûre de moustique sur le dos d’un éléphant, et le planning prévu continua à se dérouler comme prévu, sans conséquence visible au niveau des équipes de développement Bull et SNCF qui avaient d’autres problèmes à résoudre et qu’il ne fallait surtout pas perturber.
Ces équipes avaient effectivement en main le problème du développement des Applications SNCF, et en particulier celui de la première application, la Solde des 300.000 Agents de la SNCF

Développement des Applications

Parallèlement à l’aménagement du bâtiment d’Auteuil, et dès que le contrat est signé entre les deux parties, commence la formation des équipes (SNCF et aussi Bull) suivie par le développement des premières applications.

Pour ce qui concerne les Applications à prendre au départ, il était recommandé par la Commission de Mécanisation, d’après l’expérience des utilisateurs USA et Canada, de commencer le transfert sur ordinateur d’applications :

Cet ensemble de raisons militait donc, ainsi que les raisons de politique interne déjà exposées, pour des applications administratives intéressant les Agents de la SNCF, comme la Solde, la Caisse de Prévoyance et la Caisse des Retraites

Cependant l’objectif à long terme est d’améliorer la productivité de l’entreprise, en particulier par le contrôle en temps réel du mouvement des wagons de marchandise sur le réseau français et européen..

Cette étape sera amorcée avec le Gamma 60 et il faudra attendre l’UNIVAC 1108 et ses possibilités de communication pour atteindre pleinement l’objectif visé.

La Méthode

Comme j’ai pu le montrer auparavant, il exista dès ce moment une parfaite collaboration entre Client et Constructeur, qui s’instaura grâce à une grande convergence de la Méthode ; si j’emploie ce terme abstrait sans lui ajouter un adjectif, c’est que vraiment il est impossible de dire quelle part revient à l’un ou à l’autre des partenaires.

Il y a de plusieurs raisons qui peuvent l’expliquer.

Le Gamma 60, comme il a été dit précédemment, est une machine où chacun des éléments fonctionne avec la plus grande liberté possible ; cependant, il existe tout de même une loi qui permet, en cas de problèmes éventuels nés de cette liberté, éviter les conflits.

En particulier, si une séquence d’instructions A fait appel à une séquence B, alors que la séquence B a déjà été mise au travail par une séquence C, il est nécessaire d’en bloquer l’accès à A jusqu'à la fin du travail en cours, en somme en recourant à une anti-simultanéité provisoire provoquée par l’absence instantanée de la ressource.

Cette procédure de sauvegarde faisait appel à une géniale invention des architectes Gamma 60 appelée « élément virtuel « , car tout se passait, quand on voulait protéger une séquence, comme si on avait mis au travail un élément fantôme de la machine ; faisant cela, on participait à la loi générale des éléments réels, qui voulait qu’un élément réel ne puisse être sollicité plus d’une fois dans le même temps.

Cette technique fut exposée à tous les Clients Gamma 60 sous le nom de « cantons synchronisés » et l’analogie immédiate qui vint à l’esprit des Pères Formateurs BULL, Philippe Dreyfus et Lucien Duverger, fut celle des cantons ferroviaires, qui sont structurés par la signalisation de manière qu’un train ne puisse pas emprunter une certaine portion de voie où progresse le train précédent.

Évidemment, les participants SNCF se sentaient concernés par l’analogie et à coup sûr enthousiastes.

J’ai tendance à croire que cette analogie relevée n’est pas une simple coïncidence, mais illustre la convergence de deux mentalités.

De plus, l’équipe technico-commerciale Bull qui, sous la direction de Jacques Pépin de Bonnerive, était chargée des démarrages de Gamma 60 en clientèle comprenait essentiellement de jeunes cadres qui avaient récemment rejoint la « Compagnie », parmi lesquels l’auteur de ce texte.

Ces derniers avaient, dans un certain sens, l’avantage de ne pas avoir connu la mécanographie. Ils étaient donc disponibles, pour inventer de nouvelles méthodes adaptées au fonctionnement d’une machine neuve.

Pendant quelques mois, ils définirent les normes de développement des applications Gamma 60 et, en particulier, les symboles de fonctions de traitement de l’information, comme le tri de données, la ventilation, le regroupement, etc., symboles qui furent ensuite normalisés et donnèrent lieu à la création et à la diffusion du Normographe Gamma 60. Ils inventèrent les concepts d’analyse fonctionnelle, d’analyse organique, de découpage en unités de traitement, etc.

Mais pendant un certain temps, quelques mois, voire peut-être une année, cet ensemble resta malléable et la SNCF participa, pour la méthodologie de développement de ses propres applications, à la définition de ces procédures, qui permettraient très vite de prendre en main les problèmes posés et de les définir avec le concours des services utilisateurs, sans s’enfoncer trop tôt et se perdre dans le détail prématuré de la programmation. Cette synergie fût extrêmement féconde dans toute la suite du projet SNCF et, depuis le début, et jusqu’au bout, Robert Henri y apporta sa totale, compétente et chaleureuse participation.

Dossier Utilisateur, Solution Fonctionnelle, Solution Organique et Programmation

Ces termes, un peu abstraits aujourd’hui, définissaient avec rigueur en 1958 les lois canoniques qui permettaient à tout un chacun, à la SNCF, de progresser dans la voie de l’accomplissement informatique.

Cela peut paraître désuet, mais à partir des recherches précédentes, il fallait bien, à moment donné et dans l’intérêt général, figer définitivement un processus et l’ériger en loi.

On ne peut pas créer dans l’à peu prés, et encore moins à la SNCF.

De toute façon, la direction prise était manifestement bonne, puisqu’elle a eu de bons résultats, qui dépassent, et de loin, la période proprement dite du Gamma 60.

Je n’ai pas l’intention de développer le sujet plus avant, car je ne pourrais que reproduire l’excellent article publié, au nom de toute une équipe, par Antoine Vosluisant, l’un de ceux qui ont été au cœur du problème .

Démarrage des applications

Le quatrième trimestre 1960 est l’heure de vérité.

La machine est installée et prête à fonctionner pour traiter la première application SNCF qui a été prise en compte, analysée et programmée.

Problèmes

Les difficultés sont nombreuses, nées de l’accumulation des problèmes :

Mais, est-ce l’inconscience de la jeunesse, le manque de visibilité, peut-être également une certaine confiance de nature chromosomique et spontanée, mais j’ai le sentiment qu’il n’y a pas eu de panique, tout au moins apparente, au niveau des équipes.

Les gens affichaient, aussi bien côté SNCF que Bull, devant l’accumulation toujours renouvelée de problèmes, une détermination sereine.

Il est certain que de nombreux responsables de la maintenance Bull ont été réveillés assez souvent et sont venus nous faire part de leur « affection », la nuit, à Auteuil, mais le problème était tout de même entre les mains des techniciens. Beaucoup de gens circulaient la nuit à Auteuil, conscients de leur inutilité technique réelle, mais soucieux de fournir un concours moral indispensable à une opération dont le succès reposait tout de même principalement sur le moral des exécutants.

Par contre, il est vrai que Lionel Doray, qui avait pris la programmation de la Solde à bras le corps ainsi que Guy Guyot et André Nouret qui en avaient fait de même respectivement pour la Caisse de Prévoyance et la Caisse des Retraites, sont venus tranquillement faire des visites nocturnes et efficaces, appelés par leurs camarades de l’exploitation machine.

De fait, les Nuits Blanches d’Auteuil avaient un certain charme, bien que ne se situant pas vraiment sur le même registre que leurs soeurs des bords de la Néva.

Mais ce qui est important, en définitive, c’est que la cohésion des équipes n’a jamais été mise en cause et que tous les obstacles ont finalement été surmontés.

La Solde de la SNCF : la simultanéité avant toute chose

Tous les participants à cette aventure se souviennent de la Solde. Ce fut la première application, elle servit de banc d’essai difficile aux analystes, programmeurs et techniciens de la maintenance.

On peut même dire qu’un bon nombre de modifications apportées aux schémas logiques du Gamma 60 viennent de là.

Les difficultés d’exploitation eurent aussi pour conséquence la mise au point par la SNCF d’un vrai système d’exploitation.

En particulier, la création d’un système de points de reprise permit de pallier les graves conséquences d’une mauvaise lecture/écriture de ruban magnétique au milieu d’un tri, opération très longue, et ayant donc peu de chances, à l’époque, de se dérouler sans incident ruban, compte tenu de la qualité moyenne assez médiocre des supports Pyral, qui débutaient, eux aussi, une longue carrière.

Mais, par contre, et c’est très positif, la Solde fut un cas d’école, pour l’application de la simultanéité.

En effet, dans l’hypothèse où il fallait nécessairement et successivement :

1. effectuer une conversion carte/ruban magnétique pour introduire les éléments variables de la Solde, que nous appellerons Entrée

2. traiter les regroupements du fichier des variables/fichier permanent, faire les calculs de Solde, procéder à des réorganisations, ventilations etc. tout cela dans des unités de traitement ruban/ruban, que nous appellerons plus simplement Calcul

3. enfin imprimer les résultats du calcul ventilés au moyen de conversions ruban/imprimante, que nous appellerons Sortie,

si on avait utilisé un déroulement filiforme pour la totalité de la Solde, en traitant les opérations 1 -> 2 -> 3, à la suite, on aurait occupé :

1. d’abord, les éléments d’entrée et très peu les rubans magnétiques

2. ensuite, uniquement et massivement les rubans magnétiques

3. enfin, les éléments de sortie et très peu les rubans magnétiques

Le fonctionnement aurait donc manqué d’homogénéité et le coefficient moyen d’activité globale de la machine aurait été relativement faible.

Pour utiliser à plein les possibilités de simultanéité du Gamma 60, et cela constituera la preuve palpable du bien fondé du choix des architectes de la Bull, on choisit de procéder de la façon suivante :

· la SNCF, comme on l’a vu précédemment, est organisée en 1960 suivant un schéma matriciel comprenant 6 Régions et 3 Services, soit 18 entités Région-Service ;

· en prenant comme module de traitement de base la Région-Service, on obtient donc 18 modules complètement isolés au plan de l’information, sauf en queue de traitement où il faudra faire intervenir en commun une fraction minime des résultats finals pour produire des Statistiques au niveau SNCF ;

· or, chaque Région-Service ayant à passer à travers les Phases de Traitement Entrée, Calcul et Sortie, il suffira de décaler dans le temps l’introduction des Région-Service(s) successifs pour obtenir, au bout de la 3ème Entrée un fonctionnement simultanée de tous les éléments de la machine.

Progression de la performance

Date Région Nombre d’Agents Durée
Novembre 1960 Méditerranée 48.000 250 heures
Avril 1961 Toutes 330.000 200 heures
Août 1961 Toutes 330.000 110 heures
Décembre 1961 Toutes 330.000 70 heures

La Caisse de Prévoyance : une première sur le plan social

La Solde considérée comme maîtrisée à la fin du premier trimestre 1961, l’application de la Caisse de Prévoyance fut démarrée en novembre 1961, deuxième volet des applications de nature sociale, tel que défini précédemment.

Elle concernait le contrôle et le remboursement des prestations du régime particulier de Sécurité Sociale auquel sont affiliés les Agents de la SNCF et leurs ayants-droit, soit au total 1.700.000 personnes et 15.000 demandes de remboursement quotidiennes.

L’utilisation d’un ordinateur apportait un contrôle exhaustif de tous les cas particuliers de demande de remboursement, et en conséquence, la majorité du traitement était consacrée à ces contrôles (95 % des lignes de programme).

Le traitement sur ordinateur d’une application identique à celle de la Sécurité Sociale était en 1961 une véritable innovation et il faudra attendre longtemps et d’autres ordinateurs, plus évolués, pour voir la même application traitée par la Sécurité Sociale.

La Caisse des Retraites : le troisième acte de la trilogie

A la suite des deux premières applications le mandatement trimestriel des retraités de la SNCF fut traité sur le Gamma 60 début 1963.

Il concernait à cette époque plus de 470.000 retraités.

Fonctionnement permanent

Sur le Gamma 60 d’Auteuil, les applications se succédèrent dans les domaines de la comptabilité, le contrôle des recettes, les statistiques marchandise, la gestion des matières, la répartition à l’échelon central du matériel vide.....

La SNCF conservera le Gamma 60 jusque en avril 1966, après un fonctionnement de 36.000 heures.

Retombées positives

Indépendamment de la qualité des traitements réalisés et de l’économie de fonctionnement, qui étaient des avantages attendus au départ, l’aventure Gamma 60 eut deux conséquences positives dont l’une fut la promotion interne des Agents informaticiens de l’EEG et l’autre l’accroissement de la compétence de l’équipe des Etudes Générales.

La formation des compétences individuelles

Les informaticiens de la SNCF acquirent une véritable compétence personnelle très forte et, pour beaucoup d’entre eux, cette qualification fut déterminante pour leur avenir professionnel. Je cite Bernard H. de Fontgalland, qui considère le bon coté des difficultés rencontrées :

« Ces aléas eurent une contrepartie heureuse : l’équipe SNCF acquit une connaissance très approfondie de l’équipement et des conditions d’exécution des fonctions générales de gestion d’un EEG et fut capable, tout au moins pour certains de ses éléments les plus avertis, de tutoyer en binaire pur le Gamma 60 »

La préparation de l’avenir

La méthodologie mise au point à l’occasion du Gamma 60 fut d’une grande utilité lors du passage vers l’UNIVAC 1108, qui s’effectua en 3 mois au lieu des 6 mois initialement prévus. En effet l’étude fonctionnelle considérable réalisée à l’occasion du Gamma 60 n’était plus à refaire, mais simplement à mettre à jour . Par exemple, le fichier de la Caisse de Prévoyance, utilisé quotidiennement, fut transféré dans l’urgence en moins de 24 heures, mais ceci est une autre histoire.......

Les Hommes

A tous les échelons de la hiérarchie, à Auteuil ou à Gambetta

ils ont participé au succès de l’aventure

M. Argourd L. Duverger F. Miaut
M. Audebert R. Fauriant P. Moracchini
A. Barraut H. Feissel N. Moreau
P. Berthemin de Ferrand R. Muller
H. Billot B.H. de Fontgalland Nouguier
A. Bourillon A. Fouché M. Nozach
M. Bourin B. Genat A. Nouret
G. Branle J. Gilbert L. Pascual
J. Carnasecca B. de Golmard M. Pascual
J.M. Casadevall L. Guarnieri J. Pépin de Bonnerive
P. Chenus G. Guyot J. Perrault
M. Chevallier A. Hany G. Perrier
J. Coët J.P. Hardy G. Perrin
A. Coeuret R. Henri C. Petit
J. Delaby M. Hue J. Picandet
A. Delarue P. Hurtaut R. Pina
J. Demaria R. Hutter J. Pitolet
S. Derozier A. Jaillet G. Provost
L. Despreaux R. Jaillet R. Renaud
M. Devot R. P. Jamet de Schuytneer
L. Doray R. Janin J. Sirguey
R. Dorlet M. Josso C. Soulier
Ph. Dreyfus R. Kerguelen R. Tastayre
L. Drouot J.C. Lamouche J. Trogno
M. Dumont B . Leclerc G. Valem
M. Dupont P. Lienart R. Vautier
J. Dupontet L. Magnodet A. Vosluisant
M. Duquesnoy J. Mauvoisin
B. Dutreuil H. Mazier

Références bibliographiques

Auteur(s) Titre
Lucien Duverger, Conseiller Technique à la Compagnie des Machines Bull Logique et fonctionnement du Gamma 60
Etudes Générales Problèmes posés par la mise en place à la SNCF d’un Ensemble Électronique de Gestion de grande capacité
Etudes Générales Brochure « Visiteurs » de l’EEG
B.H. de Fontgalland, Ingénieur en Chef, chef de la Division de l’Organisation et des Méthodes de Gestion à la Direction des Études Générales de la SNCF Les principes de la réorganisation du Traitement de l’information à la SNCF
Bernard de Fontgalland, Directeur Honoraire de la SNCF et René Muller, Ingénieur Principal Honoraire de la SNCF Les conditions de mise en œuvre du premier EEG de la SNCF, le Gamma 60
Roger Hutter Directeur des Études Générales de la SNCF Le Traitement de l’information à la SNCF Avant-propos
Bruno Leclerc Le Gamma 60, une aventure humaine et technologique
Pierre Liénart, Ingénieur, Chef de la Subdivision du Traitement de l’Information à la Direction des Études générales de la SNCF L’évolution de la mécanographie classique dans les Chemins de Fer Français
René Muller, Inspecteur à la Division de l’Organisation et des Méthodes de Gestion de la Direction des Études Générales de la SNCF Les conditions d’exploitation du Gamma 60 de la SNCF
M.Peirani, Ingénieur en Chef, Chef de la Division des Bâtiments à la Direction des Installations Fixes de la SNCF Le bâtiment nécessaire pour abriter l’EEG Gamma 60
J.Tougne, Ingénieur en Chef et A.Vosluisant, Ingénieur Principal à la Direction des Etudes Générales de la SNCF Le traitement de l’information à la SNCF
Antoine Vosluisant, Inspecteur Divisionnaire, Adjoint au Chef de la Subdivision du traitement de l’Information à la Direction des Études générales de la SNCF Organisation des Études du Traitement de l’Information à la SNCF