ANALYSE CRITIQUE D'UNE REUSSITE TECHNOLOGIQUE FRANCAISE
 LE "MICROPACKAGING" BULL, DE 1968 A 1988
Christian JOLY, Bernard BADET, François GALLET


Conférence prononcée par Christian Joly au premier colloque sur l'Histoire de l'Informatique à Grenoble en mai 1988.
texte numérisé par Jean Bellec juillet 2007. Il n'a pas été encore possible d'illustrer ce texte avec les photos référencées.
Ce document documente la vision du projet de développement de la technologie du Bull DPS-7 par les acteurs essentiels de ce projet. A noter que certaines dates mentionnées semblent contestables ou imprécises (annonce de l'acquisition par Honeywell dès mars 1970, plans de livraisons du Level 64 en 1975...)

RESUMé
De 1979 à 1988, le Groupe BULL a commercialisé une ligne d'ordinateur de moyenne puissance (DPS7) dont la construction repose sur des procédés originaux entièrement développés en France. L'histoire de ce développement est assez peu connue. Elle mérite d'être exposée et analysée pour l'importance et la variété des enseignements qui s'en dégagent.

D'une part, les exemples sont rares d'un effort de recherche et de développement ayant débouché sur une grande production et poursuivi avec une telle continuité pendant près de vingt ans. L'analyse de ce développement illustre particulièrement bien la variété des problèmes posés par l'exploit de résultats de la recherche et par l'innovation industrielle.

D'autre part, ces travaux ont été l'occasion d'échanges avec l'industrie mondiale (en dehors même des constructeurs d'ordinateurs) ; ces échanges ont provoqué ou favorisé de multiples retombées, réparties dans le monde entier, et dont certaines commencent seulement à apparaître.

Après un bref rappel des particularités techniques des procédé: "Micropackaging", c'est-à-dire d'une technologie performante d'assemblage et de construction des ordinateurs, on esquissera la chronologie des recherches et du développement. on montrera en particulier qu'alors que toutes les techniques
nécessaires étaient déjà connues à l'étranger dès 1967 (aux U.S.A. en particulier), la synthèse du développement et l'optimisation finale ont été accomplies  en France de 1969 à 1976, ce qui fournit un remarquable contre-exemple au stéréotype de l'industrie française "pleine d'idées créatrices, incapable de les exploiter industriellement". On tentera de dégager les facteurs qui expliquent le succès final de l'entreprise, malgré la multitude des obstacles rencontrés et même certains échecs partiels.

Dès les premières années, le développement a été délibérément mené sur un front très large, englobant notamment des sujets tels que les sources d'approvisionnement, les outillages automatiques de production, les analyses de fiabilité, les méthodes de test et de réparation, ainsi que le suivi rigoureux
des prix de revient. Des fournisseurs spécialisés ont été associés à certaines phases des travaux, mais avec la volonté constante d'aboutir, même lorsque les produits nécessaires n'existaient pas encore sur le marché.

Pendant le développement, des échanges nombreux ont eu lieu avec des partenaires américains, japonais et européens (Suédois et Suisses en particulier L'histoire de ces échanges est également riche d'enseignement sur la diversité les pratiques de développement et sur les transferts de technologie.

Les retombées de ces travaux au-delà de l'informatique européenne ont été nombreuses. On peut citer la mise en boitiers des circuits intégrés complexes (VLSI) à usage militaire ou civil, les ordinateurs de haut de gamme de certains constructeurs japonais, de multiples produits de consommation "grand public notamment horlogerie, photo et calculatrices de poche ; la commutation téléphonique et divers produits télématiques ou monétiques, à commencer par la carte de paiement CP 8.


1. INTRODUCTION

De 1979 à 1988, le Groupe BULL a commercialisé une ligne d'ordinateurs moyenne puissance (1) dont la construction faisait appel à des procédés originaux, entièrement développés en  France depuis 1968.  L'histoire de développement est assez peu connue ; elle nous a paru digne d'être retracée
pour diverses raisons. En premier lieu les exemples sont rares d'un effort recherche et de développement poursuivi avec une telle continuité et ayant finalement débouché sur une grande production.

Cette histoire s'imbrique d'ailleurs avec elle de la Compagnie: commencée en 1968, alors que ull était filiale d'un grand groupe américain, elle s'est poursuivie à travers toutes les transformations de la Compagnie pendant vingt ans, et s'achève alors que Bull, ayant recouvré son autonomie financière
possède à son tour une importante filiale américaine. Ensuite, la technologie dont il est question laissera des traces profondes dans l'histoire de l'électronique en général, car ses retombées, en dehors même du domaine de l'informatique, sont nombreuses et durables.

Enfin et surtout, l'analyse de ce cas historique met en évidence plusieurs leçons importantes applicables à la conduite de grands projets novateurs, particulièrement dans un cadre international.


2. UN PEU DE TECHNIQUE

Notre but n'est évidemment pas de présenter un exposé technique. convient cependant de préciser d'emblée que ce projet concerne uniquement le matériel informatique (à l'exclusion du logiciel, de l'architecture ou desapplications). Plus précisément, il touchait à tout ce qui intervient dans la construction physique des ordinateurs, à l' exception de la fabrication des circuits intégrés.

En 1968, la situation était schématiquement la suivante : au cours des cinq années précédentes, les premiers circuits intégrés avaient pris la place semi-conducteurs discrets (diodes et transistors) utilisés précédemment. On pressentait déjà l'avènement des LSI / VLSI car la complexité des composants disponibles évoluait rapidement et leur prix suivait une trajectoire décroissante. Un standard de fait : le boitier dit "Dual In Line" (photo) s'était institué pour leur conditionnement. L'expérience de la construction ordinateurs de la période 1960-1965 avait mis en évidence une loi essentielle quoique sauvent méconnue : Si le choix des circuits intégrés présente toujours une importance cruciale il reste que ce sont les procédés utilisés pour l'interconnexion de ces circuits qui sont déterminants pour le prix de revient,  la performance et la fiabilité du matériel informatique.

On pouvait faire confiance au dynamisme de l'industrie des semi-conducteurs pour développer des composants performants, mais un effort important paraissait souhaitable pour faire évoluer les procédés de construction, et il était clair que pour cet effort la Compagnie ne pouvait compter que sur elle-même.
 

Pour être encore plus précis, nous avons regroupé sur le tableau suivant une liste (non exhaustive) d'un certain nombre de techniques concernées par cet effort.

TECHNIQUES CONCERNéES PAR LE PROGRAMME MICROPACKAGING


Pour que notre exposé historique s'appuie sur un support concret, il faut maintenant présenter très rapidement les grandes lignes de cette réalisation. `Nous le ferons au moyen de quelques images. (Photos)

On peut résumer ainsi les caractéristiques originales de ces procédés par comparaison à la technique classique de cette époque :
 

1. Apparition d'un module intermédiaire entre le boitier de circuit intégré et la carte imprimée.

2. Interface avec le fournisseur de circuits intégrés au niveau de la tranche de silicium regroupant quelques centaines de circuits non séparés ("wafer") (Photos).

3. Montage transitoire de ces circuits sur un support perforé (ruban TAB) assurant les fonctions suivantes

3.1. Fournit les connexions électrique puce-substrat
3.2. Permet la manipulation automatique et le positionnement précis
3.3. Permet un test dynamique complet (donc le tri) avant montage.

Il va de soi que les images qu'on vient de voir représentent la phase finale de production (1979-1988) et qu'en 1968, rien de tout cela n'existait, si ce n'est quelques idées encore très vagues dans l'esprit des promoteurs du projet.


3. LES CHOIX INITIAUX

Comment est-on passé de ces idées très floues à la réalisation finale que nous venons d'évoquer ? Si nous essayons de nous replacer dans l'état d'esprit de 1968, une chose était déjà quasi-évidente : il fallait utiliser des puces sans boitier (en tout cas sans le boitier "D. I. L."). Par contre, deux grandes questions restaient posées:

1. Quel type de conditionnement et quel mode de connexion adopter pour les ? La technique "Beam-Lead" de Bull ? Le "Flip-Chip" d'IBM ? La connexion en fils volants par thermo-compression (comme celle qui existe à l'intérieur des boitiers), ou autre chose ? (Photos)

2. Quel système d'interconnexion utiliser ? à combien de niveaux ? et fabriqué par quels procédés ?
- On pouvait envisager l'emploi de substrats à couches minéraux (oxydes de silicium) ou organiques, (photos)
- Ou des substrats à couche épaisse,
- ou encore un circuit imprimé évolué.

A ces deux grandes questions s'en ajoutaient en fait plusieurs autres concernant par exemple le mode de refroidissement des circuits, le montage mécanique des substrats, leur alimentation électrique, etc.

Si tous ces choix restaient à faire en 1968, il était cependant évident nous devions choisir des techniques déjà inventées. à aucun moment nous n' avons envisagé de faire appel à des procédés ou à des matériaux totalement nouveaux. Nous étions dans le cadre d'un projet de recherche industrielle, orienté vers développement et la production à moyen terme.

L'activité de la période initiale 1968-1971 a donc été le recensement et l'acquisition des technologies élémentaires, de façon à construire un ensemble aussi performant, efficace et cohérent que possible.

Une autre caractéristique essentielle de cette même période était le souci constant de conserver ce que l'on peut appeler une approche intégrée. Il faut entendre par là que tous les aspects industriels de la construction des ordinateurs devaient être pris en compte dès le début, et entrer en considération dans les choix initiaux. Il ne s'agissait donc pas seulement de caractéristiques électriques ou de prix de revient, mais de questions aussi variées que la conception automatisée des circuits complexes (CAO), l'automatisation de la production et des tests, la fiabilité, les méthodes de modification et de réparation, la détection, le remplacement et l'analyse composants défectueux, les méthodes de mise au point et de maintenance, C'est ainsi que le choix des procédés de soudure et d'interconnexion a été faite non en considérant seulement les mérites intrinsèques de chaque candidat (comme c'est souvent le cas) mais en pensant à la solution de tous les problèmes évoqués ci-dessus.


4. LA PRéHISTOIRE

A l'époque où commence notre histoire, BULL s'appelait officiellement Bull-General Electric et il est impossible de rendre compte de la naissance du projet "Micropackaging" (2) sans expliquer les relations très particulières qui s'étaient instituées entre General Electric (G.E.) et les équipes de BULL.

Nous avions bien entendu des relations suivies avec le département informatique de G.E., implanté à Phoenix dans l'Arizona, qui avait mis sur le marché
les ordinateurs GE600, GE400 et GE200, et qui s'efforçait de leur préparer des successeurs. Mais nous étions surtout en relation avec les grands laboratoires de recherche de Schenectady (Etat de New-York). Un rôle important fut aussi tenu par nos contacts avec un département récemment créé, consacré à la conception et à la production de circuits intégrés. Ce département, installé à Syracuse (Etat de New York), avait pour mission la conquête d'une part du marché mondial des circuits intégrés. Il y soufflait un vent d'innovation assez vivifiant, vent entretenu par des relations étroites avec le "R & D Center" tout proche de Schenectady.

Les échanges techniques entre BULL et GE étaient intenses. Un organisme ASTO (3) venait d'être créé sous la direction de John WEIL pour coordonner les développements avancés dans le groupe multinational. Plusieurs ingénieurs ou responsables de Bull ont fait des séjours prolongés aux U.S.A. Nous avions non seulement le droit d'utiliser les brevets de General Electric, mais un accès pratiquement libre à tous les laboratoires américains et à leurs documents. Les visites fréquentes des responsables de l'ASTO et de nos propres représentants aux U.S.A. favorisaient la circulation de l'information.

C'est au cours d'une de ces visites, pendant l'automne de 1967, que nous apprîmes qu'une intense activité venait de prendre naissance à Syracuse autour procédé de microconnexion, baptisé du nom de code "PHASE 3" et dont le but était de permettre à G.E. d'automatiser le montage en boitiers de ses futurs circuits intégrés en évitant le recours classique à la' main d'œuvre extrême orientale Plusieurs brevets originaux étaient en cours de dépôt. Dès la fin de 1967, plusieurs voyages eurent lieu dans les deux sens pour recueillir le maximum d'informations sur le nouveau procédé PHASE 3, considéré à cette époque un perfectionnement du "Beam-Lead" (4). Dès ce moment, ce fut un candidat potentiel pour le futur programme "Micropackaging" .

A la même époque, des contacts assez étroits avaient aussi été établis avec laboratoire du 'R & D Center" dirigé par Jim LOUGHRAN et particulièrement avancé dans la technique des réseaux de connexion en "film épais", technique inventée quelques années plus tôt par RCA et IBM (photo).

Nous avions également repéré, parmi les travaux intéressants de G.E., un laboratoire avancé de transferts thermiques qui disposait d'outils efficaces pour le calcul, la simulation et les essais de dispositifs de refroidissement par ventilation forcée, par circulation de liquides, ou par caloducs (5). Nous connaissions l'existence de ces travaux, nous avions rencontré les responsables, et nos relations avec G.E. nous permettaient d'envoyer au moment voulu nos meilleurs ingénieurs se former pendant quelques semaines outre-Atlantique pour rentrer à Paris avec des connaissances pratiques au meilleur niveau international.

Nous sommes conscients, en rapportant ces faits historiques, de fournir des arguments à ceux qui pensent que Bull n'a rien fait d'autre que de copier, plus moins seulement, des procédés inventés et développés aux U.S.A. La suite de histoire devrait nous permettre de réfuter complètement cette légende, mais
disons tout de suite, au risque de choquer quelques uns, que nos partenaires américains successifs n'ont pas toujours réussi à transformer industriellement les fruits de leurs recherches et que, dix années plus tard, beaucoup sont venus leur tour dans nos laboratoires parisiens ou dans notre usine d'Angers pour s'inspirer de nos réalisations et écouter nos leçons.

Le programme "Micropackaging" a démarré officiellement au début de 1970, sous l'impulsion de John WEIL, directeur de l'ASTO, dans un cadre délibérément multinational. L'idée initiale était de faire coopérer, aussi étroitement que possible, plusieurs départements de G.E. déjà cités, Bull-GE et un laboratoire italien de Olivetti-GE (6) dirigé par Franco FORLANI et très actif dans ce domaine. La Direction américaine entendant répartir elle-même le travail entre toutes ces équipes, chacune restant spécialisée dans un domaine restreint, et de réserver la tâche de coordonner les études, de collecter les résultats, et décider des applications. Dans ce schéma, les équipes françaises ne devaient donc jouer qu'un rôle limité. Nous allons voir pourquoi et comment les choses ont rapidement évolué. Le schéma de l'ASTO aurait déjà manqué un peu de réalisme dans le cadre d'un groupe purement national ; dans le cadre multinational de l'époque, il était franchement utopique si l'on tient compte des problèmes géographiques, linguistiques, de la différence des méthodes de travail et gestion, sans parler bien entendu de certaines rivalités individuelles et nationales toujours présentes. Chacune des équipes concernées était censée sous-traiter à d'autres certaines opérations essentielles pour lesquelles les moyens matériels lui étaient refusés, et pour lesquelles la compétence ne lui était pas formellement reconnue. Une telle imbrication des tâches était paralysante. Mais surtout, il faut comprendre qu'une équipe de recherche appliquée n'est vraiment motivée que si elle se sent responsable du succès global et si elle voit la possibilité de mener le travail à son terme par ses propres moyens.


5. LA GUERRE D'indépendance

Deux évènements majeurs et imprévus devaient remettre en cause cette  organisation

En Mars 1970, General Electric annonce la cession de sa informatique à Honeywell. Bull-GE devient Honeywell-Hull. Un nouveau partenaire faisant son entrée, on pouvait craindre que le programme soit remis en question Ce ne fut pas le cas, car il n'existait aucun programme similaire chez Honeywell et nous étions déjà bien armés pour justifier notre entreprise auprès du interlocuteur. Mais le plus important était que nous risquions de perdre à la fois le droit d'usage des brevets CE et le droit d'accès à ceux des départements de General Electric qui n'étaient pas partie prenante dans le transfert; en particulier la Division Semi-conducteurs de Syracuse et le R & D Center de Schenectady. Des contrats formels furent rapidement négociés entre l'ASTO et ces organismes pour tenter de sauvegarder l'essentiel. Il fut décidé en particulier que nous conservions une licence gratuite des brevets "Phase 3",et que Syracuse pourrait nous fournir des puces de silicium montées sur ruban pour mettre au point les méthodes de report sur substrats multicouche et réaliser les premiers
prototypes.

Une deuxième conséquence de la cession GE-Honeywell fut une profonde réorganisation des services d'étude de Bull, nécessitée par le développement des nouveaux produits prévus. Cette réorganisation devait notamment permettre une redistribution des forces d'étude de Bull et une forte concentration sur le projet qui nous occupe. Jusque là, le travail avait été morcelé entre plusieurs petites équipes, dispersées dans des unités différentes, et dont beaucoup avaient encore d'autres objectifs. Ce n'était pas sans poser une multitude problèmes de coordination et de priorité.


A la fin de 1970, il fut créé une équipe unique d'environ 50 expérimentées et motivées. Non seulement l'efficacité fut accrue, mais la nouvelle équipe représentait un poids considérable par rapport à ce dont disposaient nos partenaires américains et italiens. De sorte que, rapidement la nouvelle équipe Bull cessa de se comporter en sous-traitant des autres unités du groupe ; elle revendiqua son autonomie et conquit bientôt le leadership de toute l'opération.

C'est ainsi qu'il fut décidé, dès le début de 1971, d'accroitre les moyens de réalisation de substrats multicouche, et de créer de toutes pièces un atelier mettant en œuvre le procédé "film épais". En août 1971, les premiers équipements spécialisés étaient installés dans les laboratoires de Saint-Ouen, après que le personnel nécessaire eut été formé chez Jim LOUGHRAN à Schenectady.

Au début d'Octobre 1971, nouveau coup de théâtre. General Electric annonce sa décision de fermer brutalement et totalement son département Semi-conducteurs de Syracuse, décision fondée sur l'importance des investissements restant à faire et les perspectives médiocres de rentabilité à moyen terme(7). C'était pour nous l'effondrement total d'une de nos plus importantes ressources : l'expérience et les moyens matériels accumulés depuis quatre ou cinq ans à Syracuse sur le procédé "Phase 3". En quelques jours tous les ateliers furent fermés, le personnel dispersé et une grosse partie du matériel vendu.

Deux semaines plus tard, l'un de nous se rendait sur place, avec la mission de tenter de récupérer au moins les échantillons de puces sur ruban dont nous attendions la livraison, et de proposer le rachat par Hull de certains équipements qui nous auraient permis de poursuivre nous-mêmes l'expérimentation. Il était déjà trop tard ! Nous n'avons pu rencontrer que des "agents "liquidateurs". Juste avant la fermeture, GE avait négocié avec Texas Instruments la cession complète de son laboratoire Phase 3, et les scellés étaient déjà posés. Même nos collègues de Phoenix (rattachés désormais à Honeywell) n'avaient pu
obtenir grand chose de GE, si ce n'est le retour de certains personnels détachés temporairement à Syracuse. Quant aux ingénieurs de GE responsables du programme Phase 3, nous avons retrouvé un certain nombre d'entre eux les années suivantes chez Motorola, chez Fairchild, chez T.I. ou chez Signetics.

Ce cataclysme imprévu mettait en péril tout notre programme. Nous étions déjà assez convaincus de la supériorité du procédé Phase 3 pour que nous n'ayons pas un instant envisagé un "produit de substitution!'. En quelques jours fut donc prise à Paris une décision courageuse (et peut être un peu inconsciente ...) celle de nous substituer au partenaire défaillant en reconstituant dans nos laboratoires de Saint-Ouen les moyens qui venaient de disparaître à Syracuse.

Il convient de préciser ici que notre intention n'a jamais été de fabriquer nous-mêmes les circuits intégrés, il s'agissait seulement de leur faire subir un traitement physico-chimique particulier permettant de les rendre compatibles avec le montage sur le ruban porteur (photo). Cette opération délicate ne pouvait s'envisager au niveau de chaque puce individuelle, elle devait s'effectuer collectivement sur la tranche de silicium contenant quelques centaines de puces encore non séparées. Nous connaissions bien le principe du procédé, mais notre expérience pratique était nulle.

Or, il existait depuis des années une petite équipe Bull, détachée dans le cadre du LETI à Grenoble, et qui avait travaillé longuement sur les mémoires magnétiques à couches minces. Elle était structurée autour de quelques électro-chimistes de haut niveau. Le déclin des mémoires magnétiques imposait
une réorientation des travaux de cette équipe. Nous avions donc .en même temps deux problèmes et leur solution commune : l'équipe de Grenoble prendrait en charge la métallisation et la protection des tranches de silicium, tirant parti de ses relations quotidiennes (et contractuelles) avec le LETI pour pénétrer plus aisément dans le monde, nouveau pour elle, des semi-conducteurs.


6. LE développement

Ainsi dès le début de 1972, les chercheurs de Bull avaient acquis une complète autonomie et travaillaient activement en parallèle sur tous les aspects importants des procédés (Figure).


PRINCIPALES ACTIVITIES "PROCEDés" EN 1972


Il est clair que toutes ces opérations ne pouvaient s'effectuer manuellement. La plupart exigeaient des outillages spéciaux, qui n'étaient évidemment pas disponibles dans le commerce. Au cours des années 1972-1973 fut donc entreprise la réalisation d'une première génération d'outillages, adaptés à la mise au point des procédés en laboratoire, ainsi qu'à la réalisation artisanale de nombreux substrats équipés de leurs puces et de quelques maquettes d'ordinateurs (photos).

Il faut insister à ce propos sur le rôle important joué dans cette étude (comme d'ailleurs dans celle des circuits intégrés) par la mécanique de précision.

Ce n'est pas tout à fait un hasard si la Compagnie qui avait fondé son expansion sur la carte perforée et les imprimantes, et avait formé pour cela des générations de fins mécaniciens, fut aussi celle qui réussit la première à rendre opérationnels les principes de la manipulation automatique de composants électroniques sur un film perforé, c'est-à-dire le procédé T.A.B.

Car bien entendu, la disparition du département circuits intégrés de GE nous avait obligés à rebaptiser le procédé, son ancien nom "Phase 3" n'étant  plus viable. C'est en décembre 1971 qu'au cours d'une mémorable séance de "Brainstorming", Gérard Dehaine nous proposa le sigle TAB qui devait rapidement faire le tour du monde. Il présentait d'avoir une interprétation bilingue:

T.A.B. = Transfert Automatique sur Bande = Tape-Automated Bonding.

La place nous manque ici pour exposer en détails les péripéties du développement des procédés. Les spécialistes comprendront qu'il a fallu résoudre un nombre impressionnant de problèmes spécifiques. Cela n'a pu se faire sans de nombreuses difficultés, sans quelques échecs et quelques remises en cause des options initiales. Quoi qu'il en soit, ces remises en cause n'ont jamais porté que sur des points de détail. Dès le début de 1972 les grandes lignes des procédés étaient définitivement figées et les documents descriptifs rédigés cette époque correspondent très exactement à ce qui était fabriqué à l'usine d'Angers dix ou douze ans plus tard.

Jusqu'en 1973, le développement se poursuivait activement, mais sans d'objectif industriel précis. Le consensus était que "la prochaine génération d'ordinateurs" devrait impérativement faire appel à des procédés de construction évolués, et qu'il était donc urgent de préparer cette évolution. La réorganisation de 1970, consécutive à l'entrée en scène d'Honeywell, a effectivement confirmé que Bull avait la mission de développer une ligne de produits (que l'on appelait à l'époque P7), mais le programme prévoyait la sortie de ces matériels au début de 1975 et cette échéance était nettement trop proche pour que l'on puisse parier d'industrialiser cette génération au moyen des nouveaux procédés de Micropackaging.

Une autre difficulté venait encore compliquer la situation : celle de l'approvisionnement de circuits intégrés compatibles avec le procédé TAB, ou plus généralement de la redéfinition de l'interface avec l'industrie des circuits intégrés.


7-Un point crucial: l'approvisionnement des composants


Contrairement à certains de ses concurrents, Bull n'a jamais envisagé de devenir son propre fournisseur de composants actifs, et, depuis l'époque du
Gamma 3, toutes les fabrications ont dépendu d'un réseau de contrats avec les principaux fournisseurs de semi-conducteurs. En 1970 ces fournisseurs livraient la quasi-totalité de leurs produits conditionnés dans le boitier classique D.I.L., et s'écarter de ce standard posait quelques problèmes. Dès 1971, nous étions d'ailleurs très conscients qu'une telle innovation était impensable si nous n'obtenions pas de nos principaux fournisseurs non seulement une
approbation, mais un soutien actif et la garantie de nous suivre (ou mieux encore de nous précéder) sur ce nouveau domaine. Nous nous sommes donc transformés en prédicateurs, et nous allions trois ou quatre fois par an prêcher l'évangile du TAB auprès de Fairchild, Motorola, Signetics ... et les autres.
Osons dire que nous étions passés maîtres dans cet exercice, et que nous avons toujours été remarquablement bien accueillis, à une exception près. L'industrie américaine des circuits intégrés avait été fortement impressionnée par la tentative qu'avait faite General Electric en 1970 de commercialiser sous la marque MINIMOD (photos) des circuits intégrés montés sur ruban avec une micro encapsulation individuelle. Beaucoup y voyaient l'esquisse d'une solution définitive au problème du "Packaging", alors que la solution du boitier DIL était techniquement médiocre, économiquement couteuse, et obligeait en outre à l'ouverture d'établissements spécialisés en Extrême-Orient. Jamais l'interruption des activités de GE dans ce domaine n'a été attribuée à un échec
technique, et on nous félicitait plutôt d'avoir repris ce flambeau. On sait d'ailleurs que plusieurs fournisseurs, et non des moindres, ont mis en service à cette époque des lignes pilotes s'inspirant fidèlement des idées de General Electric. C'était bien là le genre d'encouragement actif dont nous avions besoin. En nous engageant sur cette voie, nous avions l'impression d'être en bonne compagnie et, loin de chercher à nous singulariser, nous caressions le rêve d'être suivis par une fraction notable de l'industrie mondiale des composants.

Mais en 1973 aucun de nos fournisseurs n'était capable pratiquement de nous livrer des puces déjà montées sur ruban. Plusieurs d'entre eux cependant se montraient disposés à nous livrer des "wafers" ayant reçu par leurs soins la métallisation particulière compatible avec nos procédés de soudure. C'est de cette façon que nous avons réussi au cours de l'été 1973 à construire notre premier ordinateur entièrement en Micropackaging. Disons le sans fausse modestie ce fut une réussite impressionnante. Nous avions choisi comme "Test Véhicule" la réalisation d'un processeur auxiliaire, extrait de la nouvelle ligne en cours de développement. C'était un sous-ensemble regroupant un millier de circuits intégrés remplissant les fonctions classiques: logique, mémoire vive, mémoire morte (photos).

Malgré une densité d'assemblage qui était peut-être un record pour l'époque, l'ensemble fut entièrement construit et mis au point dans un délai
raisonnable et sans difficultés majeures. Après avoir été mis en marche le ler Octobre 1973, cet ensemble a fonctionné de façon continue pendant plusieurs années, avec un taux de pannes remarquablement bas. C'était à la fois la juste récompense de nos efforts et un heureux présage pour l'avenir.

6- les années noires

Venons-en maintenant aux années 1974-1975. Il est à peine exagéré de que ce furent les années noires du Micropackaging ; celles où le projet failli perdre la vie et où il ne survécut que grâce à l'opiniâtreté de ses promoteurs et à divers facteurs externes qu'il est intéressant d'analyser.

Essayons tout d'abord d'imaginer comment les choses auraient du se dans un monde idéal. Au début de 1974, le Micropackaging est une réalité, les choix techniques sont faits et validés, des moyens de pré-production passablement automatisés sont en place, le "test vehicule" cité plus haut fournit une démonstration tangible de sa faisabilité, et il existe déjà évaluations minutieuses des gains de coût et de performance qu'on peut attendre. La suite logique serait donc de construire "en vraie grandeur" quelques prototypes d'ordinateurs, tout en attaquant l'étude préliminaire d'une chaîne de production. C'est ce que nous attendons tous, et c'est presque ce qui va se passer.

Mais hélas, les moyens d'étude sont limités. La priorité absolue est placé sur le développement de la nouvelle ligne P7 (qui va devenir "64") dont la finale mobilise toutes les forces disponibles. Cette nouvelle ligne est construite en technologie classique. Il est trop tard pour la faire bénéficier du Micropackaging. Une telle décision ne pourrait que retarder d'un à deux ans au moins les livraisons à la clientèle, et ce serait un risque énorme. Et puis comme dans toute société, il y a en permanence une querelle des Anciens et des Modernes, ou si l'on préfère des Conservateurs et des Novateurs. La haute direction ne croit qu'à moitié à l'avenir du Micropackaging, et en tout cas n'est pas disposée à lui sacrifier l'avenir immédiat.

Pendant au moins deux ans, il faudra se battre pour que la flamme s'éteigne pas. Il y a bien eu deux ou trois projets d'application micropackaging à des prototypes industrialisables, mais après quelques mois d'études préliminaires, tous ont avorté pour les raisons déjà mentionnées.

Et pourtant le projet a survécu, et noms avec ..... Pourquoi ?
Paradoxalement, alors que nous luttions contre l'indifférence  ou l'opposition interne à la Compagnie, ce sont des contributions extérieures
nous ont, si j'ose dire, maintenu la tête hors de l'eau. Il serait trop long les décrire toutes ; voici les principales.

Au milieu de 1972, notre partenaire Honeywell, pourtant beaucoup moins avancé que nous-mêmes dans le développement des procédés du Micropackaging a pris la décision ferme de mettre ces procédés en production pour une nouvelle ligne d'ordinateurs. Celle-ci n'était pas concurrente de la nôtre, il s'agi de systèmes de haut de gamme, héritiers directs des GE600 et GE6000. Dès 1973, un atelier de pré-production était installé à Phoenix, avec des moyens qui, de Paris, nous paraissaient ridiculement rudimentaires. Comme les objectifs étaient plus ambitieux que les nôtres, les premiers résultats furent médiocres,
voire désastreux, et nos partenaires nous appelèrent à l'aide, connaissant à fois notre avance technique et notre relative disponibilité.

Un véritable "pont aérien" fonctionna pendant deux ans entre Saint-Ouen Phoenix avec comme objectif de mettre toute l'expérience française au service projet américain. Plusieurs des machines de production que nous avions furent transférées aux U.S.A., après formation par nos soins des opérateurs
américains, et avec parfois des missions-éclair pour en assurer la maintenance. Disons dès maintenant que ce projet n'aboutit pas, non que notre contribution ait été inefficace, mais parce que les choix technologiques faits à Phoenix avaient été à la fois prématurés et beaucoup plus ambitieux que les nôtres
(photos) et que nos partenaires ont préféré finalement renoncer, plutôt que suivre nos conseils en revenant à des options plus raisonnables.
 

Presque dans le même temps, nous avions établi des liens avec un autre partenaire (qui a fait son chemin depuis), nous voulons parler de NEC (8). Le géant japonais était encore très peu connu à cette époque en Europe. Il avait choisi délibérément l'option du Micropackaging pour tous ses produits
informatiques futurs, et il avait institué une coopération technique étroite, tant avec nous qu'avec nos collègues de Phoenix. Nous n'avions peut-être pas réussi à convaincre totalement notre propre direction, mais nous avions su au moins inspirer à nos partenaires étrangers une confiance inébranlable dans la validité de notre orientation !

Puis nous eûmes en 1974-1975 une multitude de contacts techniques avec des entreprises extérieures, françaises ou étrangères, no directement  concernées par l'informatique, mais dont certaines furent enthousiasmées par les avantages du Micropackaging, notamment pour les usages aéronautiques et militaires. Parmi celles-ci il faut citer en premier lieu .... General Electric ! On peut citer aussi Saab-Scania (Suède) et plusieurs leaders européens du marché des télécommunications. Notre direction encouragea ces contacts car elle entrevoyait la possibilité de récupérer par des cessions de licence une partie du coût des études que nous avions faites depuis 1968. Au début de 1975, un cabinet-conseil de réputation mondiale (9) fut même appointé pour procéder à une évaluation objective de notre projet et formuler des recommandations sur ses applications possibles, en excluant évidemment nos concurrents directs. Après plus d'un an d'analyse, les conclusions furent, là encore, enthousiastes. Cela contribue sans doute à notre survie, mais ne suffit pas cependant à faire triompher le projet car nul n'est prophète en son pays ...

Au cours de ces contacts, nous nous trouvions dans la situation inconfortable d'avoir à vanter auprès de clients potentiels les mérites de la technologie que nous avions créée, mais sans pouvoir faire état d'une réelle volonté de l'utiliser pour notre propre coopte. Certains ne s'y sont pas trompés.

Vis-à-vis de nos interlocuteurs nous proposions parfois un jugement "sur pièces". Nous fabriquions quelques échantillons conformes à leurs spécifications pour leur permettre de les éprouver totalement avec leurs méthodes d'essais et dans leurs laboratoires. Les résultats furent toujours totalement positifs et contribuèrent énormément à notre expérience.

Pour en finir avec cette période sombre, rappelons une anecdote : un jours de l'été 1974 nous reçûmes la visite d'un ingénieur français, auteur d'un projet
original . n'avait-il pas l'idée folle de faire entrer un circuit intégré à l'intérieur d'une carte de crédit ? Il revenait des U.S.A. où il avait vainement tenté de convaincre Motorola, Fairchild et quelques autres de l'aider à réaliser son idée. Tous hésitaient à s'engager, trouvant l'affaire techniquement trop hasardeuse. L'un d'eux pourtant, installé en Floride, avait reçu notre visite quelques semaines plus tôt, et il donna à notre compatriote notre adresse à Saint-Ouen ..... Vous l'avez deviné, c'était Roland Moreno, inventeur de la carte à mémoire (photos)... on connaît la suite.


9. LE BOUT DU TUNNEL

La période suivante commence un jour de Mai 1975, avec la décision des pouvoirs publics d'entamer la réunification de l'informatique en France, avec un rapprochement BULL-CII, accompagné d'une révision en baisse du taux de participation d'Honeywell. Cette fusion ne devait prendre effet qu'un an plus tard, mais les contacts techniques commencèrent assez rapidement afin de faire l'inventaire des ressources et des projets des deux compagnies, et surtout de trouver le moyen de faire converger les lignes de produits. Il fallut bien entendu présenter le Micropackaging et en vanter les mérites. Lorsque nous dévoilé nos batteries, il fut vite clair que les dirigeants de la CII n'étaient pas enthousiastes ; ils avaient abandonné quelques années plus tôt un projet allant dans le même sens (quoique très différent techniquement). C'est ce rapprochement qui fut à l'origine des événements qui allaient faire triompher notre cause.

En 1975, Honeywell-Bull et CII avaient à leurs catalogues respectifs des systèmes informatiques totalement incompatibles. D'un côté la nouvelle ligne "64" (complétée par Honeywell-6000), de l'autre la ligne des IRIS 50 et IRIS 80.

Il est impératif de promouvoir l'étude d'un "système de convergence", convenant à la fois aux deux bases de clients, et garantissant aux uns et autres l'extension possible de leur informatique pour 1980 et au-delà. La direction de la nouvelle CII-HB s'engagea aussitôt dans cette voie ; elle n'avait guère le choix. Mais il n'était pas facile de mettre au point les spécifications du système de convergence si l'on voulait qu'il reste compétitif en coût et en performance. C'est sans doute pourquoi les plans affichés par compagnie furent d'abord accueillis avec un certain scepticisme, tant par certains clients CII que par une bonne partie des observateurs extérieurs.

C'est alors qu'on songea, faute sans doute d'une meilleure solution présenter la technologie Micropackaging comme l'arme secrète capable de relever le défi du système de convergence, et de restaurer la crédibilité d'un plan ambitieux. En l'espace de quelques jours fut montée au printemps 1977 une opération que l'on qualifierait aujourd'hui de "médiatique". Le 23 Mars la presse fut convoquée pour assister à la présentation simultanée du plan de développement du fameux système de convergence, et de la technologie Micropackaging qui devait rendre possible sa réalisation.

Sans vouloir porter de jugement rétrospectif sur le bien fondé de ce opération, il est sûr qu'elle avait conduit notre Direction Générale à la fois prendre conscience de l'intérêt potentiel de la nouvelle technologie, et à prendre sur la place publique l'engagement ferme de la mettre en production.

Effectivement, dans les jours qui suivirent cette date historique, la décision de lancer l'étude d'une nouvelle ligne, tirant parti au maximum du micropackaging, fut confirmée et accompagnée de son corollaire logique : celle de mettre en place une ligne de production adaptée aux nouveaux procédés. Cette ligne serait construite à l'usine d'Angers ; une équipe fut constituée pour établir les plans, choisir les principaux équipements de production et procéder au chiffrage des investissements nécessaires. Les travaux commençaient effectivement à Angers au début de 1978, et la production pouvait démarrer à la
fin de la même année. Plusieurs tranches nouvelles de travaux furent mises chantier par la suite (notamment en 1980 et 1981) pour accroître la capacité production.

Pendant la phase décisive que nous venons de relater, les contacts avec les entreprises extérieures intéressées par le Micropackaging s'étaient seulement poursuivis mais amplifiés. Une petite équipe avait même spécialement constituée pour s'occuper de ces relations extérieures. Plusieurs contrats de licence importants ont été signés en 1976 et 1977. L'un avec Saab-Scanda, portant sur la réalisation de modules électroniques destinés à un engin militaire prototype ; l'autre avec le groupe horloger suisse ASUAG pour la fabrication et la commercialisation de certaines des machines de production spéciales développées pour le Micropackaging. Ce contrat suisse joua par la suite un rôle important pour la fourniture des équipements de production nécessaires à l'usine d'Angers.
 

En Février 1976, un exposé sur le Micropackaging de Bull avait été présenté lors d'un congrès important à Los Angeles, accompagné d'un film de 16 mm mettant évidence les possibilités spectaculaires d'automatisation. Cette présentation un retentissement considérable et entraina dans les semaines qui suivirent des demandes de licence par des groupes aussi prestigieux que Hughes Aircraft, Electric, ITT, Bosch, etc. La plupart de ces demandes n'aboutirent pas, en raison notamment du fait que les sociétés américaines pratiquent sauvent des tarifs de licence très inférieurs à ceux que l'on rencontre en Europe. En outre, es décisions de production prises par Bull au printemps 1977 poussaient la compagnie à concentrer ses efforts sur ses besoins propres, plutôt qu'à se disperser auprès de compagnies étrangères, si prestigieuses soient-elles.

L'idée avait cependant germé en 1976 de favoriser la dissémination d'information, en particulier auprès de l'industrie française, en organisant périodiquement des séminaires payants de deux journées complètes sur ce sujet (photo). Après une préparation minutieuse, le premier de ces séminaires eut lieu 15 Février 1977 (quelques jours donc avant la décision de production). Il fut suivi d'une dizaine d'autres en 1977, 78 et 79. Le dernier eut lieu en Allemagne en langue anglaise, à la demande d'un grand groupe allemand de télécommunications. On peut s'étonner de cette politique de dissémination volontaire d'une information que d'autres auraient peut-être cherché à garder secrète. Elle était la suite logique de celle amorcée en 1974-1975 lorsque la Compagnie hésitait encore à s'engager à fond, et misait sur le revenu de licences éventuelles. En outre, l'idée motrice était que Bull était peut être assez forte pour développer le Micropackaging et le mettre en production, mais qu'elle ne l'était sans doute pas assez pour le maintenir dans un environnement défavorable et en étant seule à exploiter cette technique. Il fallait donc créer un environnement favorable et faire en quelque sorte pression sur l'industrie des circuits intégrés en créant une demande importante de puce TAB.

Nous pouvons terminer là cet exposé historique, sans doute un peu long et cependant schématique. La production de la nouvelle ligne d'ordinateurs a comencé à Angers à la fin de 1978. Le démarrage fut progressif à cause de la nouveauté des techniques et de la nécessité d'une formation adéquate du personnel à tous les niveaux. Une fraction notable du personnel d'étude a accepté de se déplacer à Angers pour contribuer au pilotage de la production à ses débuts. Le premier système a été installé à la fin de 1979. Beaucoup d'autres ont suivi de 1980 à 1988. Comme chacun sait, la durée de vie d'une génération technologique d'ordinateurs est assez courte, c'est pourquoi les derniers membres de cette famille sont livrés cette année.

La suite de cette aventure reste donc à écrire. Elle apparaitra peut-être au programme d'un colloque futur .....


10. CONCLUSIONS

Nous venons de retracer, très schématiquement, l'histoire de ce programme Micropackaging. On pourrait en tirer une multitude d'enseignements et de conclusions.

Nous nous limiterons volontairement à quelques grandes questions, et à une brève esquisse des réponses possibles.

1. La phase de développement s'est étendue sur huit au neuf années. Aurait-on pu faire plus court ? La réponse est sûrement affirmative. Dans un contexte plus favorable, les décisions du début de 1977 auraient pu être prises, sans risques excessifs, dès 1975.

Indépendamment des facteurs d'ordre psychologique (difficulté de convaincre les décideurs), le principal facteur limitatif a été l'interférence entre programmes de développement classiques, jugés à juste titre prioritaires, et un programme de type "avancé". Ce type de conflit est hélas très fréquent.

2. On peut aussi poser la question plus radicale de savoir si Bull aurait faire l'économie de tout le programme, et continuer à fournir à sa clientèle des systèmes compétitifs basés sur des technologies plus classiques.
Il n'est guère possible de répondre à une telle question sans analyser en profondeur les options technologiques des principaux concurrents pendant la période. C'est un fait que plusieurs d'entre eux ont entrepris des développements similaires, d'autres ne l'ont pas fait ou les ont abandonné tôt. Il faudrait pouvoir estimer pour chacun d'eux le coût de remplacement d'une technologie d'avant garde dont on ne peut disposer.

On pourrait d'ailleurs retourner la question et se demander si, après réussi au niveau du développement de la technologie, Bull a su effectivement tirer dans ses produits le parti maximum.

3. Pourquoi les Français ont-ils réussi, là où les Américains ont échoué ?
Nous avons mentionné au passage le rôle déterminant joué par le volume de l'équipe française, sa cohérence (autorité unique), sa stabilité, et sans doute
sa compétence. Paradoxalement, ce sont certaines des caractéristiques du au style de "management" américain qui se sont trouvées inadaptées:
* Décisions techniques prématurées et trop ambitieuses
* Travail technique trop fragmenté, manque de coordination et dilution des responsabilités.

4. On pourrait s'étendre également sur le sujet de la dissémination de l'information technique et examiner les mérites d'une stratégie du secret comparés à ceux d'une stratégie du faire-savoir systématique (à l'intérieur et à l'extérieur de l'entreprise).

5. Nous terminerons en rappelant sans commentaires quelques unes innombrables retombées de ce programme.
Aux USA et plus encore au Japon les leaders de l'industrie des circuits intégrés complexes ont reconnu les mérites du procédé T.A.B., non seulement pour automatiser le montage en boitiers de circuits classiques, mais aussi pour l'assemblage des circuits de haute complexité qui comportent aujourd'hui  plusieurs centaines de connexions électriques.

Nous avons mentionné au passage la carte à mémoire, dont la diffusion est aujourd'hui mondiale.

C'est peut-être dans l'électronique de grande diffusion que le procédé T.A.B. a rencontré le plus de succès, car il allie de hautes performances avec des possibilités d'automatisation qui permettent des coûts très bas dans productions de masse.
Son application est presque universelle dans l'horlogerie électronique, la photo, les calculettes, le cinéma de format réduit, les caméra-vidéo. Il aborde maintenant l'électronique automobile.

NOTES

1. Ligne DPS7. Modèles 617, 627 à 817, 827 et 407, 507, 607

2. On nous a souvent reproché le choix du terme "Micropackaging", certains lui préférant des termes à consonance française, comme "Micro connectique" o u "Micro-assemblage". Nous allons voir que le terme a pris naissance dans un contexte multinational (U.S.A. - France - Italie - Japon) où l'anglais était le seul. mayen de communication possible.
D'autre part, que l'on accepte le terme au pas, la vérité historique oblige à dire que c'est celui qui a été utilisé par des milliers de personnes pendant vingt ans.

3. ASTO = Advanced Systems and Technology Operations.

4. Dans les documents General Electric de l'époque, le procédé "Phase 3" était souvent décrit par le terme "Add on Beam-Lead" (Beam-Leads rapportés).

5. "Caloduc" est la traduction française ruée de 'Heat pipe". Il s'agit d'un dispositif statique de transfert de chaleur, par un cycle évaporation-convection-condensation dans un tube fermé. la conduction thermique équivalente de ces dispositifs est très supérieure à celle d'un conducteur métallique massif.

6. Olivetti-GE, devenu par la suite Honeywell-Italie, est l'ancienne division ordinateurs d'Olivetti, rachetée à 100% par G.E. en 1965.

7. L'industrie américaine des semi-conducteurs a connu depuis sa création (vers 1958-1960) des crises cycliques, alternance de phases d'expansion rapide et de récession. L'une des premières et des plus sérieuses est survenue en 1970-1971, contraignant la plupart des entreprises à réduire leurs effectifs et à faire des coupes dans leurs programmes de développement.
En 1971, General Electric a abandonné la production des circuits intégrés (jusque vers 1983) pour se concentrer sur les semi-conducteurs de puissance.

8. N.E.C. = Nippon Electric Corporation

9. ID-CONSEIL = Groupe BOSSARD.