BULL 70 ans de traitement de l'information

par Pierre E. Mounier-Kuhn CNRS et Centre Science, Technologie et Société du CNAM
Communication publiée dans les Actes du 2e Colloque sur l'histoire de l'informatique en France, CNAM, Paris, avril 1990 (actes en deux volumes, disponibles au CNAM -Centre STS).

Les brevets de Fredrik Rosing Bull, déposés à partir de 1919, ont donné naissance à des machines statistiques à cartes perforées, construites en Norvège puis en Suisse jusqu'à la création de la compagnie en France en 1931. A partir de 1935, cette firme est solidement constituée et entame une expansion internationale qui culminera vers 1960, année où Bull est le deuxième constructeur mondial de machines électroniques de gestion. La conversion de Bull à l'électronique au cours des années cinquante lui vaut une recrudescence de succès (calculateur Gamma 3), mais déstabilise la firme, dont l'assise financière et les méthodes de gestion sont mal adaptées au nouveau système technique. La crise, qui se déclare en 1962, entraîne la prise de contrôle par General Electric en 1964, puis par Honeywell en 1970. A la fin des années 80, le Groupe Bull, redevenu une entreprise à capitaux majoritairement français, était au premier rang européen et au septième rang mondial des constructeurs d'ordinateurs.

 

Introduction

 L'invention de la machine statistique à cartes perforées par H. Hollerith, il y a un siècle, a été la base du développement de trois grandes entreprises internationales : IBM, Powers (absorbée en 1927 par Remington-Rand, devenue Univac, puis ensuite fusionnée dans Unisys) et Bull . Les deux premières sont d'origine américaine, la troisième est née en Europe. 
La source principale d'informations sur le passé de la société Bull est encore constituée par les archives historiques de l'entreprise, dont celle-ci a commencé à organiser la conservation depuis quelques années . Cet article, première tentative d'un historien d'exposer l'ensemble de l'histoire de Bull, vise d'abord à donner un schéma général de son développement. Son but est de constituer une base pour des études ultérieures plus approfondies. 
Avant d'entrer dans le vif du sujet, il est nécessaire de décrire brièvement l'environnement dans lequel se situe l'histoire de Bull. Les concurrents de Bull ont d'abord été IBM ("machines Hollerith") et Remington-Rand ("machines Powers"), ainsi que leurs anciennes filiales britanniques, notamment Samas-Powers. 
Sur le plan technique, les machines comptables sont nées dans le "système technique" de la mécanique et de l'électromécanique. L'électronique y fait irruption à partir de 1950 environ. L'une des conséquences de la "révolution informatique" est la fusion des marchés de la gestion et du calcul scientifique, jusque là séparés, et donc l'entrée en scène de nouveaux concurrents : les constructeurs de machines scientifiques (Ferranti en Grande-Bretagne, Univac aux USA, SEA puis CII en France) et plus généralement les électroniciens (General Electric, Honeywell, Siemens, Intertechnique plus tard, etc.) se sont mis à réaliser des ordinateurs de gestion. 
La "révolution informatique" a donné à ces entreprises les caractères spécifiques de l'industrie de haute technologie : 

Dans cet environnement mondial, difficile, changeant, comment l'entreprise Bull s'est-elle développée ? 
Je passerai rapidement sur les débuts et sur l'oeuvre de Fredrik R. Bull ainsi que sur les machines et leurs aspects techniques, pour me concentrer sur l'histoire de l'entreprise elle-même. Trois périodes successives peuvent être distinguées :

D'Oslo à Paris (1919-1931) 

Les origines de la Compagnie des Machines Bull font de cette société une entreprise européenne. Les acteurs qui contribuent à sa genèse au cours des années 20 se trouvent, en effet, successivement en Scandinavie, en Suisse puis en France. 
Le 31 juillet 1919, Fredrik Rosing Bull (1882-1925), ingénieur à la société d'assurance norvégienne Storebrand, dépose un brevet de trieuse -enregistreuse -additionneuse combinée à cartes perforées. En août 1921 le prototype est présenté au conseil d'administration de Storebrand, qui l'adopte. Le chef du service statistique d'une autre compagnie d'assurances (H. Hartzner, chez Hafnia au Danemark) ayant manifesté son intérêt, Fr. R. Bull entreprend la production de nouveaux exemplaires de sa machine à statistiques électromécanique, en leur apportant des perfectionnements successifs. Il signe un contrat avec la société Oka, dirigée par Reidar Knutsen, qui prend en charge les frais de fabrication et de commercialisation; la construction est assurée par un atelier de mécanique de précision d'Oslo, Ormestad. 
La presse spécialisée fait une bonne publicité à la machine de Bull. Une demi-douzaine d'exemplaires sont livrés à diverses entreprises entre 1922 et 1925. Ce succès est dû à la fois aux qualités techniques de la machine (notamment à sa simplicité) et au fait que son apparition met fin au quasi-monopole du système Hollerith, faisant ainsi baisser les prix et donnant le choix aux clients. Ce dernier facteur restera longtemps une des clés du succès de Bull : certains utilisateurs sont heureux de pouvoir enfin acheter leurs équipements plutôt que de les louer ; surtout - c'est vrai dans l'Europe des années 20 et 30 comme dans l'Amérique latine de 1960 - la plupart apprécient de pouvoir échapper à l'emprise d'IBM, société à laquelle les clients qui choisissent Bull reprochent ses prix élevés, son arrogance commerciale et parfois son origine Yankee. Comme on le verra, le nationalisme technologique comptera dans l'implantation de Bull en France. 
Le succès conduit Fr. R. Bull à déposer ses brevets dans seize pays industriels, y compris l'Amérique et le Japon. 
Les premières tentatives d'expansion ont lieu en Allemagne entre 1922 et 1926, avec deux sociétés. D'une part, la firme aéronautique Albatros qui, ne pouvant plus fabriquer d'avions militaires depuis que le traité de Versailles a interdit à l'Allemagne d'en construire, cherche à se reconvertir. D'autre part, le représentant allemand de Powers, qui souhaite compléter sa gamme de machines. Mais, pour diverses raisons, les tentatives de collaboration avec ces deux interlocuteurs n'auront pas de suite. 


Fr. R. Bull meurt du cancer le 7 juin 1925. Depuis le début de cette année, il a demandé à K. A. Knutsen, frère du directeur d'Oka, de continuer son oeuvre. 
Knut Andreas Knutsen ("KAK") (Oslo 1888 - Paris 1983), ingénieur hydroélectricien, avait aidé Fr. R. Bull à mettre en route et à installer les machines vendues par Oka. A partir de 1925, il se consacre entièrement au perfectionnement et à l'installation des machines Bull. Infatigable, il organise le service après-vente et la formation des utilisateurs, étudie en détail les brevets des concurrents, court à travers l'Europe du Nord pour réparer les machines, et tire de cette activité des idées d'améliorations qui donneront lieu à plusieurs innovations (trieuse horizontale en 1929, dispositif d'impression en 1930). Lorsque la société H.W. Egli-Bull s'installe en France en 1931, il en devient administrateur. Inventeur de la tabulatrice T30 fabriquée par la Compagnie à partir de 1931, ainsi que de plusieurs machines auxiliaires, "KAK" dirigera les études de la CMB jusqu'en 1942 puis s'occupera principalement du service des brevets, jusqu'à sa retraite en 1958. 
Entre temps, la succession de Fr. R. Bull a été réglée. En janvier 1926, un Consortium financier est créé . Propriétaire des brevets pour tous les pays excepté la Scandinavie, il doit assurer leur exploitation et le développement des machines. Dans la réalité, c'est K. A. Knutsen qui, de plus en plus, va prendre tous les risques et assumer la direction des opérations. 
A cette époque, deux nouveaux acteurs de cette histoire entrent en scène : l'un est Suisse, l'autre Belge. 
Un responsable de la société suisse d'assurances Schweizerische Lebens-Versicherung und Rentenanstalt , le docteur Marchand, ayant rencontré à Oslo Fr. R. Bull, lui achète une tabulatrice et une trieuse, livrées en 1926. Mais le dessein du docteur Marchand dépasse le cadre de sa société : il voit dans la construction de machines à cartes perforées le moyen de doter son pays d'une industrie moderne, et de faire en sorte que l'Europe ne soit plus tributaire de l'Amérique en ce domaine. Il contacte Oscar Bannwart, directeur de la société suisse H.W. Egli, réputée alors pour ses calculatrices Madas et Millionnaire. Il lui suggère de construire des machines Bull. 
L'initiateur principal de l'expansion européenne de Bull, à ce stade, est Emile Genon, un Belge qui vendait en Europe des machines à calculer Elliott-Fisher et Underwood, tout en dirigeant un cabinet d'organisation scientifique du travail (CISOC). Consulté par O. Bannwart et enthousiasmé par la machine Bull qu'il a vue chez Rentenanstalt, E. Genon organise un voyage à Oslo avec Bannwart et achète en 1927 les droits relatifs aux brevets Bull pour dix pays d'Europe. Il entraîne H.W. Egli, d'abord hésitante, à acquérir en 1928 les droits industriels touchant les brevets de Fr. R. Bull et de K. A. Knutsen hors des pays scandinaves. Les ateliers Egli s'organisent pour produire la tabulatrice et la trieuse verticale, sans innover beaucoup par rapport aux modèles originaux. En décembre 1929, la première machine fabriquée à Zürich est livrée aux Laboratoires Sandoz. 

En 1930, Emile Genon fonde à Zürich une société commerciale internationale, Bull A.G., pour la diffusion internationale des machines construites par H.W. Egli. Bull A.G. est représentée en Suisse par Endrich A.G., en Belgique par SOMECA, et en France par ATEIC - trois sociétés qui distribuaient jusque-là des machines comptables américaines. Le nombre total de "machines Bull" fabriquées depuis dix ans est de l'ordre de la quarantaine. 
Il apparaît rapidement nécessaire d'implanter la société dans un pays européen à marché potentiel plus large que celui de la Suisse. 
La France est choisie, de préférence à l'Allemagne, à la fois pour des raisons de goûts personnels de Knutsen et de Genon et parce que, dans ce pays, la situation de la concurrence et le droit des brevets peuvent avantager Bull sur ses rivaux. Malgré la présence d'IBM (installée à Paris depuis 1914) et de SAMAS-Powers, la France est encore, dans les années 1930, un marché à prendre pour l'industrie mécanographique . De plus, pour Bannwart, fabriquer à Paris, c'est réduire le prix de revient, car depuis l'assainissement financier effectué par Poincaré, argent, main d'oeuvre, matières premières et frais de transaction sont bon marché en France. Il escompte un abaissement des coûts de 25%. Bannwart, qui possédait depuis longtemps une clouterie en Italie, était un adepte de la "délocalisation" industrielle.
 Cette opération présentait donc des avantages certains et peu de risques. K.A. Knutsen acceptait d'être l'ingénieur en chef de la nouvelle société où H.W. Egli conserverait la majorité. Genon obtient des frères Knutsen les droits de commercialisation de la nouvelle trieuse et de la tabulatrice. 

En mars 1931 à Paris, la société H.W. Egli Bull, de droit français mais à majorité suisse, dotée d'un capital de 3.600.000 FF, est fondée par trois partenaires:

L'A.T.E.I.C. prend dans le capital de la société future une participation de 38%. Un de ses apports sera l'atelier Atemeta (900 m2), à Paris, dont la reconversion est décidée : on y fabriquera tabulatrices, trieuses, poinçonneuses, utilisant ainsi son parc de machines-outils modernes et y regroupant les outils de fabrication créés à Zurich. En mars 1931, la société H.W. Egli Bull - une cinquantaine de personnes - s'installe dans ce bâtiment, 92 bis avenue Gambetta. Le siège de la compagnie y restera jusqu'en 1983 ! 
La deuxième étape de l'ancrage en France a lieu en 1932. Elle est provoquée par une offensive de Remington Rand, propriétaire de Powers Accounting Machines Co. Dès avril 1931, M. Rand avait engagé des pourparlers avec la société H.W. Egli en vue de lui racheter ses droits sur les machines Bull; des dirigeants de Remington visitent en juillet les ateliers parisiens et, en novembre 1931, deux négociateurs américains se rendent en mission à Zurich. 
Or, depuis 1930, un groupe de Français cherche à établir, lui aussi, une industrie de machines à cartes perforées en France. Ses éléments les plus actifs sont deux polytechniciens, Elie Doury, vendeur de machines Powers, et Georges Vieillard, qui utilise ces mêmes machines à la banque d'Alsace-Lorraine. L'idée de base du projet est d'assurer le financement de l'opération par un groupement d'utilisateurs au sein d'un syndicat. Des négociations tentées du côté de Powers pour établir une usine à Haguenau en Alsace n'aboutissent pas, lorsque nos deux polytechniciens rencontrent Emile Genon . Il est, lui, à la recherche de capitaux qui assureraient le développement de H.W. Egli Bull: l'accord se fait rapidement. Mais il faut d'abord écarter Remington Rand. 
Le bateau qui ramène aux USA les représentants de Remington Rand, arrivera à New-York le 7 décembre. Les Français disposent donc pour agir de la durée de la traversée. Le 2 décembre, G. Vieillard téléphone au président de H.W. Egli, lui propose de lui racheter la moitié de sa participation dans le capital d'H.W. Egli-Bull (600 actions), et lui précise qu'il enverra, le soir même, 50.000 Frs à titre d'avance (tout ce dont G. Vieillard et E. Doury disposent alors). Pour respecter l'engagement pris, il faut maintenant une structure juridique et des fonds. Dans la même journée du 2 décembre 1931 :
- une société anonyme au capital de 55 000 Frs, "Le syndicat des utilisants de matériel de mécanographie", est définie dans ses statuts ,
 - la première assemblée générale et constituante se tient, avec les 7 personnes légalement nécessaires, 
- les 50 000 Frs promis sont envoyés à H.W. Egli. 
Le 11 décembre, Remington Rand câble l'accord de prise de participation dans le capital de la société H.W. Egli Bull, dont le directeur suggère à Georges Vieillard de retirer son offre. Ce dernier refuse. Et le 20 décembre 1931, le Conseil d'Administration exprime son intention d'augmenter son capital "en attribuant un droit de préférence au Syndicat des utilisants". Ce Syndicat retire progressivement à H.W. Egli le contrôle de la société, et va rapidement devenir majoritaire. En avril 1932, c'est chose faite : huit Français, deux Belges, un Suisse, un Norvégien siègent désormais au conseil. Le président est le colonel Emile Rimailho (1864-1954), officier d'artillerie qui avait participé à la conception du canon de 75, puis était passé dans l'industrie, où il était devenu un spécialiste de l'organisation scientifique du travail - d'où son intérêt pour la mécanisation de la gestion . Le 10 avril 1932 se réalise l'augmentation de capital envisagée. En 1933 les Français rachètent une partie des actions de l'ATEIC et deviennent majoritaires à 75%. La société H.W. Egli Bull prend le nom de Compagnie des Machines Bull, qu'elle conservera désormais.

De la Mécanographie à l'Électronique (1931-1964)

Jusqu'en 1935, Bull - la "Compagnie des Machines Bull, machines à statistiques et de comptabilité" - connaît une phase difficile d'installation. Puis elle entre dans une longue période de stabilité institutionnelle et de croissance commerciale fondée sur une gamme de produits mécanographiques régulièrement améliorés; l'électronique viendra à la fois accélérer cette expansion et en bousculer les bases. 

Les premières machines 

L'industrie mécanographique dans l'entre-deux guerres est prolifique en brevets. Des inventeurs comme Bryce chez IBM aux États-Unis, Tauschek en Allemagne, Foster (créateur de la tabulatrice à imprimante alphanumérique, démontrée en 1921) chez Powers en Angleterre, Knutsen et Clouet chez Bull et les nombreux techniciens inconnus qui apportent des améliorations de détail aux machines, poussés à la fois par le goût de la perfection technique et par les nécessités commerciales, amènent la mécanographie à un haut niveau de performances et de souplesse d'adaptation aux besoins des clients. L'élargissement des fonctions qui en résulte est visible dans le vocabulaire, les "machines à statistiques" devenant des "machines de gestion". 
Les premières machines Bull construites à Paris furent conçues par K.A. Knutsen, qui avait perfectionné depuis 1925 les inventions de Fr. R. Bull. La première étape de ces innovations fut l'imprimante numérique à roues. En 1931, la Compagnie reçut la première commande d'une tabulatrice. Il fallait que le dispositif d'impression se distingue avantageusement des dispositifs concurrents. En particulier, il devait imprimer plus vite qu'eux, c'est-à-dire dépasser les 80 lignes/minute. L'idée maîtresse qui présida à la conception de cette imprimante fut de remplacer les crémaillères supportant les caractères à imprimer dans les imprimantes de tabulatrices construites jusque-là (notamment par IBM), par des roues. En disposant les caractères sur une roue tournant toujours dans le même sens, on allégeait le dispositif et on supprimait un mouvement à grande inertie. En septembre 1931 la première tabulatrice imprimante était livrée, au service des Assurances sociales de Ministère du Travail. Elle comportait 60 roues d'impression (numériques seulement). Elle imprimait 120 lignes/min, avec une grande qualité d'impression. Aucune autre machine n'était en mesure d'approcher cette vitesse.
 L'imprimante numérique était une étape, son fonctionnement montrait l'excellence de son principe mécanique. On décida donc d'appliquer immédiatement celui-ci au problème de l'impression alphabétique. On créa une imprimante de 30 roues alphabétiques, que l'on juxtaposa à l'imprimante de 60 roues numériques. Ce fut en fin 1932 que sortit cette nouvelle imprimante. On avait accru la vitesse : 150 lignes/minute .
 La troisième étape fut de ne plus distinguer entre roues numériques et roues alphabétiques. En 1934 sortait l'imprimante dont toutes les roues étaient capables d'imprimer soit de l'alphabet, soit des chiffres, selon ce qui se présentait dans la carte. La première machine fut exposée au Salon pour les machines de Bureau en octobre 1934. Vint ensuite l'ère des perfectionnements accessoires - mais déjà en 1934 l'imprimante Bull était adulte. Elle sera construite, sans modification essentielle, jusqu'en 1968 ! 

Le démarrage d'une jeune entreprise 

Entre temps, le développement de la Compagnie s'était heurté à de nombreux obstacles, tant intérieurs qu'extérieurs. Les problèmes aigus de trésorerie retardent la rationalisation des ateliers de fabrication, la mise au point des machines, leur adaptation aux besoins des utilisateurs. Un rapport de 1933 écrit par G. Vieillard analyse les incidents mécaniques fréquents, les dysfonctionnements de machines, les modèles livrés à la clientèle sans être stabilisés... I
l s'agit, en grande partie, de "maladies infantiles" d'une entreprise qui fait son apprentissage dans le domaine exigeant de l'électromécanique de précision. Cependant la fiabilité des machines mécanographiques Bull est longtemps restée inférieure à celle de la concurrence, pour des raisons en partie extérieures à Bull : les matières premières livrées par les fournisseurs français, l'acier notamment, étaient souvent défectueuses. Ceci sera l'un des motifs de l'absorption de fournisseurs opérée par la CMB dans les années cinquante. C'est aussi la raison pour laquelle, à chaque livraison de machine, un technicien doit passer deux jours chez le client à la régler et à vérifier sa mise au point. Cela dit (ou fait), les machines sont solides ; la première tabulatrice, installée en 1931 au Ministère du Travail, y fonctionnera jusqu'en 1948. 
Des dépenses importantes doivent être consacrées à l'entretien, au détriment des études : il faut coûte que coûte faire fonctionner correctement les machines pour conserver la confiance des premiers clients. Cela implique parfois de reprendre les équipements déjà livrés pour les modifier en atelier ou les échanger contre les modèles définitifs. Par ailleurs, la clientèle ayant désormais sa liberté de choix, s'oriente fréquemment vers la location du matériel ou vers l'acquisition par paiement échelonné. Aussi, pour soulager la trésorerie de l'entreprise, en novembre 1934, Bull consent à Havas le monopole de la location de ses machines en France.
 Depuis la dévaluation de la livre et du dollar (respectivement en 1931 et en 1934), l'avantage d'un prix de cession inférieur à celui des concurrents s'atténue. Mais en novembre 1934, en particulier à la suite des démarches d'un dirigeant de Bull, J. Bassot, le gouvernement français applique une taxe douanière de 25% sur les machines importées. Le franc sera dévalué à son tour en septembre 1936. 
Les obstacles ne rebutent pas le petit groupe du "syndicat des utilisants" qui maintiennent leur confiance et leur appui financier à la Compagnie. Certains, à la fois clients et actionnaires, acceptent ainsi un double risque. A partir de 1934, la situation se redresse :
 - les incidents techniques diminuent de 70% par rapport aux premières livraisons ;
 - le premier bénéfice d'exploitation apparaît (plus de 800 000 F) ; 
- la Compagnie contrôle plus de 15% du marché français. 
En 1935, Bull, avec plus de 60 équipements installés, dépasse SAMAS et devient le principal concurrent d'IBM en France . 
Cette croissance est d'autant plus remarquable qu'elle se situe en pleine crise économique (la production automobile française diminue de 35% de 1929 à 1935) et que, dans la France de cette époque, réputée (trop souvent sans nuances) peu entreprenante, peu innovatrice et peu exportatrice , rares sont les grandes entreprises susceptibles de s'équiper en machines à cartes perforées. Cette croissance est caractéristique d'une industrie jeune, intégrée au tissu économique d'un pays moderne mais n'y pesant pas encore d'un poids considérable : au milieu des années trente, le secteur de la carte perforée emploie moins de mille personnes en France. 

De nouveaux dirigeants 

Les années 1935-1937 sont décisives. L'innovation exigeant des investissements coûteux, des pourparlers sont entrepris avec les pouvoirs publics en vue d'obtenir une aide pour le développement des études. 
Simultanément, E. Genon est mandaté par le Conseil d'Administration pour poursuivre auprès de différentes firmes aux États-Unis les recherches d'accords de licence de distribution. Il rencontre, entre autres, T. J. Watson, président d'IBM qui lui fait "une offre de collaboration amicale". Mais la compagnie préfère demander l'engagement du gouvernement français. La décision de ce dernier tarde à venir. E. Genon, sans avoir reçu l'autorisation du Conseil d'Administration, vend alors à IBM la majorité des actions de Bull A.G. (la société de commercialisation des machines Bull), qu'il dirigeait. Il y voit un moyen d'obtenir "une paix tacite" des brevets entre IBM et Bull et de "développer l'affaire Bull sur le plan international avec l'appui d'un groupe américain" . Genon était soutenu dans cette orientation par plusieurs membres du conseil, en particulier les Bassot père et fils, Rimailho et sans doute le représentant de H.W. Egli qui soutenait financièrement la jeune société française, jusque là sans être remboursé . IBM s'était d'abord engagé à éponger le passif de la CMB. 
Face aux "pro-Watson", l'intraitable G. Vieillard, E. Doury, K. A. Knutsen et J. Callies objectent que cet accord entraînerait la disparition de la Compagnie en tant que telle et son absorption par IBM. Leur avertissement est confirmé lorsqu'en novembre 1935 T. J. Watson, s'étant assuré le contrôle de Bull A.G., "propose en définitive le rachat du fonds de commerce et des brevets pour une somme dérisoire", mettant comme condition la mise en liquidation définitive de la CMB, d'où perte totale des capitaux engagés et des créances . G. Vieillard somme Genon et ses partisans de choisir : Bull ou IBM. Après dix ans d'une intense activité souvent décisive, E. Genon quitte Bull, dont les dirigeants garderont l'impression qu'il les a "trahis" . Un nouvel acteur entre en scène : la famille Callies-Aussedat. 

La Société des Papeteries Aussedat fournissait Bull en cartes mécanographiques. Lorsque Bull s'était adressé à elle lors de son installation en France , Aussedat avait eu des difficultés à fabriquer un carton d'aussi bonne qualité que celui des papeteries américaines. E. Genon avait donc négocié aux Etats-Unis, en 1932, un accord de licence au bénéfice exclusif d'Aussedat avec la Racquette River Paper Company, spécialiste renommé dans ce genre de production. Depuis, Bull offrait des débouchés grandissants à cette papeterie, qui avait déjà réalisé d'importants investissements dans ce domaine et était représentée au conseil d'administration de Bull par Jacques Callies. 
La menace d'une absorption de la Compagnie par IBM inquiétait fort Aussedat; en effet IBM exigeait de ses clients qu'ils lui achètent les cartes en exclusivité. Cette situation est analysée par le groupe Aussedat, proche allié de la famille Michelin, et c'est l'avis de "l'ancêtre" Edouard Michelin qui emporte la décision : "De même qu'il fallait éviter le rachat de Citroën par la General Motors, il ne faut pas que la Compagnie Bull tombe dans les mains des Américains". Et, puisque l'État ne réagit toujours pas, la famille Callies décide d'accroître son engagement financier dans l'entreprise. Elle en prend la direction en la personne de Jacques Callies, ancien officier issu de l'École spéciale militaire de Saint-Cyr, nommé administrateur délégué de Bull en décembre 1935, puis président-directeur général. Il remplira cette fonction jusqu'à sa mort en novembre 1948 (il avait été gazé pendant la Grande Guerre) et aura comme successeur son frère Joseph, centralien, ingénieur aux papeteries Aussedat puis à la CMB. 
La reprise en main et l'unification de la CMB s'achèvent en 1937. A cette date, une partie des fondateurs sont partis, notamment E. Rimailho qui avait soutenu Genon dans sa négociation avec IBM et s'entendait mal avec G. Vieillard. Le "Syndicat des utilisants" est dissout, l'ATEIC liquidée, Bull A.G. absorbée par IBM. Les actions de Vindevoghel sont transmises à Joseph Callies, celles de Genon aux Papeteries d'Aussedat. 

L'équipe qui animera et assurera pendant près de 30 ans l'expansion de la Compagnie est en place. Comme est en place la forme de capitalisme familial qui la gèrera jusqu'en 1964 - les Callies possédant 55% du capital - et aussi l'esprit qui caractérise la Compagnie : sentiment que chaque employé est important, paternalisme social, conviction d'être "les meilleurs", souci extrême du client. Le personnel dirigeant de Bull est formé en majorité de polytechniciens et d'officiers de marine, mais la Compagnie n'est la chasse gardée d'aucune école. A l'instar de Michelin, dont la "culture d'entreprise" semble avoir influencé Bull, la compagnie fait fi des titres officiels et des organigrammes rigides. Un bon exemple en est donné par le rôle de Roger Clouet dans la maison. Ce jeune employé au service mécanographique de la Société d'Equipements de Véhicules (cliente de Bull) est recruté par la compagnie vers 1933. Doué d'un véritable génie de la mécanique, à la fois pour la conception des machines et pour la détection des pannes, il devient dans les années quarante le véritable directeur technique de Bull, où il formera une partie de la nouvelle génération d'ingénieurs recruté après guerre. "Je l'ai vu, lui, le technicien parti de rien, river son clou à Doury, le polytechnicien, dans maintes discussions techniques" . 
Les responsables, à commencer par les Callies, ont laissé l'image de dirigeants habités par le sens du devoir et payant de leur personne, "arrivant tous les matins à 8 heures en conduisant une voiture personnelle, sans véhicule de fonction, ni chauffeur ni parking réservé". "M. Sanson, qui était chargé de l'exportation, n'était pas un de ces chefs vissés dans leur bureau : il y passait moins de temps que dans les avions". Et l'on cite G. Vieillard, qui avait vendu son piano et les bijoux de sa femme pour contribuer au développement initial de l'usine. 
Une interview de Joseph Callies résume bien l'esprit maison de la compagnie dans son "âge classique". Selon son président, trois éléments caractérisent Bull : 
- Nous tenons à "son esprit pionnier, à éviter le fonctionnarisme et l'impersonnalité. Nous ne publions pas d'organigramme officiel, afin de laisser une grande souplesse d'adaptation aux structures, et de faciliter la promotion des meilleurs". A cela s'ajoute un système de primes pour récompenser l'effort personnel. 
- "La nature innovatrice de son activité" (l'âge moyen du personnel est de 35 ans à l'époque de l'interview). 
- "Le patriotisme", vis-à-vis de la Compagnie (le crime majeur, jamais commis, serait de quitter Bull pour IBM) et envers le pays : le fait que Bull soit une firme à 100% française est un argument fréquemment utilisé, notamment dans les négociations avec les administration clientes. 

Les contraintes particulières à la profession se manifestent aussi, dès les premières années : mise en essai gratuit, location, achat par mensualités, aspect saisonnier de la vente, ralentissement des ventes en cas d'annonce d'un nouveau modèle, puis retours de matériel... Les difficultés essentielles de la compagnie demeureront financières, liées à une certaine sous-capitalisation. Par ailleurs, le gouvernement n'a pas accordé à la compagnie l'aide qu'elle a sollicitée à plusieurs reprises. Enfin, les relations avec IBM resteront affectées par une série de procès qui dureront jusqu'à la fin des années quarante, portant sur deux griefs principaux : la prise de contrôle d'IBM sur Bull AG ; et l'adoption par Bull de la carte à perforations rectangulaires (plutôt que rondes) ainsi que d'autres techniques, qu'IBM considérait comme sa propriété. IBM finira par abandonner les poursuites. 

Vive la Crise ! 

Au milieu des années 30, Bull, ayant conquis le droit d'exister, est solidement établie. Son existence même a intensifié la concurrence sur le marché français de la mécanographie, influençant l'économie globale du pays : le prix du matériel a baissé de 30 à 40%, celui des cartes de 25%. La compagnie a effectué une percée sur le marché, non seulement en France, mais aussi en Belgique, en Suisse, en Italie, en Argentine, dans les pays scandinaves. 
Elle dispose d'un potentiel industriel, emploie plusieurs centaines de personnes travaillant dans 2 500 m2. Elle construit environ trois équipements par mois et augmente régulièrement sa capacité de production, acquérant de nouveaux ateliers au 159 avenue Gambetta. 
Sa tabulatrice, sortie des maladies d'enfance, est la plus rapide du marché. Une poinçonneuse connectée, qui poinçonne en bloc toute la carte et tous les résultats, en accroît encore les performances. La carte à 80 colonnes et à perforations rectangulaires est adoptée. L'imprimante est perfectionnée par l'adjonction d'un saut de papier permettant de passer rapidement d'un feuillet à un autre et par l'adoption d'un ruban à la place du rouleau encreur. Parallèlement, les frères Ziguelde mettent au point la tabulatrice à soustraction (1936) qui ouvre à Bull le marché de la comptabilité, y compris de la comptabilité bancaire lorsqu'une tabulatrice spéciale est conçue, permettant le calcul direct des intérêts. Les banques représenteront bientôt le tiers de la clientèle de Bull en France. 
Roger Clouet conçoit à partir de 1939 la tabulatrice BS 120 à cycles indépendants, qui sera l'un des facteurs principaux de l'expansion de Bull pendant vingt ans. Ces progrès techniques inspirent deux remarques : 
- l'expérience commerciale acquise montre à la Compagnie qu'il ne suffit pas de vendre les quelques types de machines inventées par Fr. R. Bull et K.A. Knutsen: il faut pouvoir présenter un catalogue complet d'équipements, incluant les "machines auxiliaires" - perforatrice, calculatrice, etc. - préparant ou accélérant le travail de la tabulatrice. La compagnie est donc poussée à diversifier sa production. 
- l'apparition des machines Bull sur le marché a intensifié la compétition et obligé les concurrents à accroître leur effort d'innovation , et Bull à son tour doit suivre le rythme de la course. 

En 1936, Bull est occupé par ses ouvriers en grève. Les conquêtes sociales ont pu, par leurs conséquences économiques, ajouter aux préoccupations des dirigeants de la société qui sort à peine du "rouge" sur le plan financier... Mais ces réformes augmentent et compliquent les tâches des administrations, accroissant ainsi la demande de machines de gestion, ce qui finalement profite à l'industrie mécanographique, tout comme la relance modernisatrice ébauchée en 1938. 

La guerre, malgré la dispersion qu'elle provoque, n'anéantit pas les efforts passés. Réquisitionnée en 1939, l'usine de l'avenue Gambetta se replie à Lyon le 11 juin 1940 sur ordre du Ministère de l'Armement. Le travail reprend le 8 août. 37 membres du personnel sont prisonniers (plus de 10% de l'effectif). L'occupation impose ses contraintes : difficultés d'approvisionnement en matières premières et produits finis, coupures de courant, alertes, limitation des déplacements, soumission à des procédures nouvelles résultant de la pénurie et des exigences des autorités d'occupation, ruses avec ces dernières pour éviter les départs au STO et pour tirer parti des demandes d'études et des commandes allemandes tout en retardant les réponses. Franklin Maurice, polytechnicien, devient directeur des études en 1942, succédant à Knutsen qui prend en main le service des brevets au moment où IBM attaque Bull en justice une nouvelle fois. Le chiffre d'affaires de la compagnie continue à croître malgré tout. Classé RV-Betrieb (tout comme IBM France), puis S-Betrieb, et bénéficiant donc d'ausweis indispensables aux déplacements des techniciens d'entretien, Bull peut continuer à servir ses clients et à en gagner de nouveaux. La nouvelle tabulatrice BS 120, dont le premier exemplaire est livré au Crédit Lyonnais en 1942, contribue à soutenir cette expansion. La guerre gêne plus IBM France , coupée de ses approvisionnements en pièces détachées et en cartes perforées américaines depuis décembre 1941, que Bull qui parvient alors à s'implanter chez des clients jusque-là acquis à IBM, comme la Société Générale ou certains services du Ministère des Finances. 
Plusieurs dirigeants de Bull, connus pour être maréchalistes par conservatisme politique et fidélité d'anciens combattants de 14-18 , sont soumis aux procédures d'épuration et en sortent avec honneur : si la compagnie a dû livrer des machines aux Allemands (notamment dans le cadre d'un contrat avec la firme Wanderer Werke), elle a aussi protégé des juifs et des réfractaires au STO. 

Après la mort en 1948 de Jacques Callies, remplacé par son frère Joseph, la Compagnie voit s'affirmer l'autorité du directeur général Georges Vieillard (1894-1974). Reçu en 1914 à l'École Polytechnique, G. Vieillard fit une guerre brillante dans l'artillerie et ne commença ses études qu'après l'armistice. Après 1920 il occupe des postes de représentant, d'ingénieur et d'administrateur dans plusieurs sociétés, notamment à la compagnie Réal (1920-1929), concessionnaire pour la France de diverses marques américaines de machines à calculer et de bureau. G. Vieillard y devient chef du département des machines à calculer et des machines comptables. Il développe, parallèlement, un atelier de réparation qui devient le plus important de Paris dans ce domaine (80 ouvriers), ainsi qu'une direction des études où il conçoit diverses machines à calculer, tout en se spécialisant dans l'organisation scientifique du travail. G. Vieillard est bien représentatif d'une génération de polytechniciens qui, "refusant de plus en plus la carrière militaire et les emplois publics pour se diriger vers les affaires (près de 1400 polytechniciens choisissent, de 1919 à 1924, le secteur privé), ont renouvelé les états-majors des grandes entreprises" . Sa contribution à l'expansion de la Compagnie est prépondérante, à la fois par ses compétences financières et par ses qualités de leader. Président de la Chambre Syndicale des Fabricants de Machines de Bureau de 1936 à 1956, il assure le règlement de nombreux différends où l'intérêt de sa profession était en jeu. G. Vieillard a supervisé la politique de filialisation de Bull dans les années cinquante et soixante, qui a fortement contribué à accroître la valeur de la Compagnie. Il a veillé, à partir de son voyage aux Etats-Unis en 1948, à ce que Bull ait en permanence des "alliés" américains face à IBM : Remington-Rand de 1950 à 1960, puis RCA et enfin General Electric. 

De l'après-guerre jusqu'en 1961, la Compagnie connaît une croissance et une prospérité extraordinaires. En 1948, Bull dépasse IBM sur le marché français, avec 385 équipements installés. En seize ans, son effectif sera multiplié par dix. Il s'agit d'une croissance essentiellement interne, dûe au développement des produits et des ventes ; s'y ajoute l'absorption de certains sous-traitants de la compagnie. Cette période est à la fois celle où le marché de la mécanographie atteint son apogée, et celle où Bull, comme ses principaux concurrents, se convertit progressivement à l'électronique. 

L'internationalisation 

Un des traits les plus frappants de ce dynamisme est son caractère international. A partir de 1947 l'activité exportatrice, interrompue par la guerre, reprend vigoureusement. Pendant les quinze ans suivants, le réseau international de Bull, qui fonctionnait déjà dans les années trente, va prendre une extension considérable et constituer une des grandes forces de la compagnie. Dans chaque pays, l'implantation de Bull s'effectue souvent en deux temps. La CMB crée d'abord une agence, ou désigne un "représentant" (souvent une entreprise locale, avec laquelle un accord est passé), chargé de vendre les produits Bull dans ce pays. Dans un deuxième temps, cette agence ou cette représentation est transformée en filiale. Le personnel est autochtone, ce qui facilite l'adaptation aux conditions économiques et aux usages du pays en question 

En Belgique, SOMECA, qui représentait Bull AG en 1930, devient en 1942 la Société Belge des Machines Bull. En Suisse, la société Endrich A.G., partenaire de Bull depuis 1930, devient en 1947 une filiale sous le nom de Bull Lochkartenmaschinen A.G. En 1949 se conclut une association avec Olivetti pour créer une filiale de distribution en Italie: la société Olivetti-Bull. CMB en retirera une partie de sa participation financière en 1962 et le reste en 1965. Entre temps Bull aura joué un rôle moteur dans la diffusion de l'informatique en Italie. 
Ces filiales ont un rôle essentiellement commercial ; la direction de Bull tient à centraliser les fabrications de matériel en France - contrairement à IBM, dont les filiales hors des États-Unis comportent souvent une usine. Il y a cependant quelques exceptions. En 1948, à Amsterdam, Bull et Kamatec s'unissent dans la société Bullatec pour la construction de trieuses et la diffusion des machines Bull en Hollande. L'agent de Bull en Allemagne Fédérale est relayé en 1960 par la filiale Bull Deutschland Lochkartenmaschinen GmbH à Cologne. En 1963, son chiffre d'affaires s'élève à 52 millions de marks. Cette société emploie près de mille personnes et possède des bureaux importants dans treize villes allemandes, avec huit ateliers de travaux à façon et une imprimerie qui produit 1 300 000 cartes par jour. L'Allemagne et l'Italie sont devenues les premiers clients étrangers de Bull. Enfin, le responsable de Bull pour l'Amérique du Sud obtient que la filiale brésilienne puisse construire des machines, ce qui est conforme à la politique brésilienne de développement industriel national et permet à Bull de conquérir d'importants marchés dans ce pays. La Banco do Brasil s'équipe entièrement de matériel Bull. 
Bull s'attaque aussi aux marchés anglo-saxons, mais n'établit que très tard des filiales dans ces pays où ses principaux concurrents sont chez eux et où des accords de "non-ingérence mutuelle" la lient à BTM et à Remington-Rand, écartés ainsi du marché français. Ces ententes représentent à la fois un atout et un handicap, puisque l'Amérique du Nord constitue à l'époque 80% du marché mondial du traitement de l'information. 
Bull vend des calculatrices électromécaniques à British Tabulating Machines, qui les distribue en Grande-Bretagne et dans les Dominions. La Compagnie vend aussi des imprimantes à Ferranti et à Elliott, qui les connectent à leurs ordinateurs . Ce lien commercial s'accompagne de contacts technologiques, puisque certains ingénieurs de Bull, comme B. Leclerc, visiteront les laboratoires Ferranti à Manchester. En 1959, lorsque BTM disparaît, Bull crée la société De La Rue-Bull Machines Ltd, en s'associant avec la De La Rue Company - une société coiffant de multiples activités financières et industrielles (le "Formica") et possédant un réseau commercial important. Cette firme vendra une soixantaine d'ensembles Bull en huit ans . Bull y conservera des intérêts jusqu'en 1968, quand De La Rue-Bull Machines Ltd. deviendra General Electric Information Systems Ltd. 
Aux États-Unis, un accord entre Bull et Remington est conclu en 1950. Des machines Bull (calculatrices et interclasseuses) sont vendues par centaines sous la marque Remington-Rand et adaptées aux spécifications Remington (cartes 45 x 90 à perforations rondes). L'accord stipule un échange non limitatif de brevets et comporte des clauses commerciales. En fait, les matériels Remington de traitement de l'information (où coexistent les ordinateurs Univac et des tabulatrices purement mécaniques dont l'archaïsme étonne les visiteurs "bullistes") ne seront pas diffusés en France. En 1954, le marché américain représente 26% du chiffre d'affaire à l'exportation de Bull . La Bull Corporation of America est fondée en octobre 1960, lorsque se terminent les accords avec Remington-Rand. Entre autres activités, cette filiale vend des équipements Bull (lecteurs et perforateurs de cartes notamment) à Burroughs et à NCR, qui les intègrent dans leurs propres lignes de produits. 
En 1956, le marché soviétique s'ouvre aux produits de la CMB (les autorités soviétiques avaient contacté Bull à la fin des années trente, mais sans suite). En 1960, Bull entre sur le marché de la République Populaire de Chine. En octobre 1962 est signé un accord commercial avec la Mitsubishi Shoji Kaisha, qui reçoit l'exclusivité de la vente du matériel Bull sur le marché japonais et acquiert un Gamma 60, puis des Gamma 10. Pour permettre d'assurer au Japon, dès le démarrage des opérations commerciales, les études d'installation, l'entretien et le service après-vente, un certain nombre d'ingénieurs commerciaux et de techniciens français sont mis à la disposition de Mitsubishi, en attendant que soit formé, dans les écoles Bull, le personnel japonais nécessaire. En 1963 est créée la Bull Corporation of Japan. 

Les ventes de matériel Bull à l'étranger sont essentiellement assurées par les agences et filiales de la Compagnie. Leur personnel a été multiplié par soixante en seize ans : de 60 personnes en 1948, il est passé à 4 000 au 31 décembre 1964. Le réseau commercial Bull hors de France couvre alors plus de quarante-deux pays. Entre 1950 et 1965, Bull réalise entre le tiers et la moitié de son C.A. à l'exportation - performance exceptionnelle pour une entreprise française . Il faut attribuer cette réussite à la fois à la politique suivie de la Compagnie (notamment à travers le responsable de l'exportation de 1945 à 1964, M. Sanson), à ses origines multinationales des années vingt et aux mesures prises par les pouvoirs publics pour protéger le marché français et soutenir l'activité exportatrice de Bull . Selon G. Vieillard (1968), Bull détient en 1963 1/3 du marché français, 10% du marché européen. La mécanographie participe au phénomène d'ensemble qui, après la dévaluation de 1959, rend excédentaire la balance commerciale française; en 1960, pour la première fois, la France exporte plus de machines à cartes perforées (2397) qu'elle n'en importe (1457) : soit 7,9 milliards de francs contre 2,8 milliards . 

La conversion à l'électronique 

Cette ouverture internationale a aidé Bull à affronter le grand tournant technologique des années cinquante. Les machines "classiques" à cartes perforées faisaient partie d'un système technique déjà ancien, fondé à la fois sur l'électrotechnique (constituée vers 1880) et sur la mécanique de précision, développée au XIXe siècle dans les fabriques de machines à écrire, à coudre, d'armement (Remington) et depuis plus longtemps encore dans l'horlogerie . La direction de Bull prend conscience relativement tôt des nouvelles possibilités ouvertes par l'électronique : en 1948 - l'année où IBM sort aux USA son calculateur à tubes modèle 604. 
Cette période marque un tournant dans le recrutement du personnel technique de la Compagnie. Jusque-là, Bull recrutait des techniciens compétents en mécanique et en électrotechnique (mécanographie, horlogerie électrique, calculatrices…) et un petit nombre d'ingénieurs venant d'écoles très diverses (Polytechnique, Arts et Métiers, École Centrale, Bréguet), ainsi que beaucoup d'anciens officiers et quelques rares diplômés universitaires. Tous passaient, dès leur embauche, six mois à l'"école Bull", où ils apprenaient les principes de la mécanographie et le fonctionnement des machines à cartes perforées. A partir de 1949, la Compagnie embauche de nombreux ingénieurs (notamment de l'Ecole Supérieure de Mécanique et d'Électricité "Sudria", ESME) et surtout un nouveau type de spécialiste apparaît chez Bull : l'ingénieur électronicien, diplômé de l'École Supérieure d'Électricité ou de l'École Supérieure des Télécommunications. Certains viennent d'entreprises où ils ont acquis une expérience en informatique - par exemple de la SEA et d'Univac. Ils apportent avec eux une culture technique nouvelle, des méthodes de travail importées d'autres environnements professionnels : un des premiers soins de B. Leclerc en arrivant chez Bull en 1949 est d'équiper son laboratoire d'instruments de mesure électroniques qu'il avait l'habitude d'utiliser lorsqu'il travaillait dans les Télécommunications. En 1954 on compte, dans les locaux de l'avenue Gambetta, plus de 2000 appareils de mesure, dont 70 oscillographes cathodiques .

 L'invasion irrésistible de l'électronique amène une partie du personnel de Bull à établir des liens avec des milieux et des activités dont elle était jusque-là très éloignée, les utilisateurs de calcul scientifique. Ces liens s'établissent par trois canaux principaux : 

La montée en puissance de la nouvelle technologie et de la nouvelle génération d'ingénieurs ne va pas sans conflits d'orientations avec les partisans les plus fervents de la mécanographie classique, comme on a pu le constater dans toutes les entreprises similaires. Mais les produits intégrant l'électronique seront conçus, en liaison étroite avec les clients, pour le marché habituel de Bull, la gestion, et en fonction du support d'information que connaissent bien le personnel de Bull et ses clients : la carte perforée. Ceci explique notamment le succès du Gamma 3 (1200 exemplaires diffusés tant en France qu'à l'étranger depuis 1952) associé à la tabulatrice BS 120. Rappelons le contexte commercial de l'époque, où la grande majorité du CA de Bull, comme de ses concurrents, vient encore de la mécanographie classique. Ceci durera jusqu'au début des années soixante. C'est à l'intention des grands clients de la compagnie, les banques, que des ingénieurs Bull concevront le caractère magnétique codé (CMC7) qui permet la reconnaissance directe d'un caractère lisible aussi bien par l'oeil humain que par la machine ; en 1963 le CMC7 sera adopté par de nombreuses banques européennes. 

La recherche technologique chez Bull s'est effectuée largement dans la perspective d'une course avec les concurrents, surtout avec IBM. Les nouveaux produits sont nés en partie par réaction aux innovations de ce dernier. 
Ainsi, le calculateur électronique Gamma 3 (1952) , est une réponse à l'IBM 604 apparu aux USA en 1948 et en France à la fin de 1951. En 1956, après le lancement sur le marché français des premiers ordinateurs SEA et de l'IBM 650, Bull commercialise le Gamma extension tambour ("E.T."), son premier ordinateur à programme enregistré. De leur côté, certaines équipes d'IBM en France et en Allemagne, devant le succès du Gamma 3, établissent un projet qui donnera naissance à l'IBM 1401 . Bull y répondra notamment par le Gamma 10. Entre temps, le Gamma 60, annoncé en 1957, aura été une tentative de réplique aux super-ordinateurs IBM de la série 700. 

Dans cette course à l'innovation, les machines deviennent de plus en plus des ordinateurs et de moins en moins des tabulatrices. Le tambour magnétique permet au Gamma ET d'avoir un programme enregistré. C'est le passage du calculateur à l'ordinateur. Le rapport entre la machine électronique et la tabulatrice qui lui sert d'unité d'entrée et de sortie change. La tabulatrice perd son rôle central pour être progressivement remplacée par un lecteur de cartes, une imprimante et une séquence d'instructions dans un programme. Cette transition, qui dure environ dix ans (du Gamma 3 au Gamma 10), constitue une mutation profonde dans les produits de Bull, dans son identité technique et culturelle, dans ses concurrents, dans ses fournisseurs, dans ses marchés. 

L'apogée de la diffusion d'équipements mécanographiques se situe autour de 1960. Dix ans avant, il était rare de trouver des ensembles à cartes perforées dans des entreprises de 1000 salariés ; vers 1960 ces ensembles peuvent être rentabilisés dans des PME de 100 personnes . Cette période voit s'accélérer la croissance de la demande de machines à traiter l'information. Ceci entraîne un progrès spectaculaire des ventes et des locations de tabulatrices, comme de leurs nouveaux concurrents les ordinateurs. Mais la mécanographie ne pourra pas longtemps suivre le mouvement; cette technique a atteint sa maturité entre les deux guerres et elle est désormais "saturée" : elle ne peut plus se perfectionner que de façon marginale. Les tentatives de pousser ses performances à la limite de ses possibilités "naturelles" aboutissent à des échecs. Chez Bull cela se produit avec la série "300 TI" (1960); des expériences comparables sont faites à la même époque chez IBM ("série 3000") et chez Powers-Samas ("Samastronic"). Ces trois machines, peu fiables et peu rentables, seront retirées du marché peu après leur présentation. 

En attendant, Bull connaît une croissance remarquable. La Compagnie procède à des embauches massives, notamment après 1956 pour faire face à l'explosion du marché et pour développer et produire le Gamma 60. Elle s'engage dans des investissements lourds. Bull avait trois usines en 1953, deux en France et une en Hollande. Entre 1953 et 1962, sept autres usines sont construites, ou acquises par absorption de sous-traitants (intégration verticale) - cinq pour la mécanographie, deux pour l'électronique. Ces établissements totaliseront 188.000 m2 en 1962. La seule usine d'Angers, entièrement consacrée aux productions électroniques, couvre 68 000 m2. 
En 1960, la Compagnie des Machines Bull est le deuxième constructeur mondial d'équipements électroniques à traiter l'information. Elle détient un parc de plus de 800 machines électroniques dont 300 hors de France, auxquelles s'ajoutent 3 453 ensembles mécanographiques "classiques" , dont la moitié ont été exportés . Avec 14 000 salariés en France, dix usines (neuf en France, une en Hollande) , un chiffre d'affaires global de 16 022 millions d'anciens francs en 1959, la compagnie est le deuxième constructeur européen de machines de gestion derrière International Computers and Tabulators , constituée en 1959 par la fusion de British Tabulating Machine Company et de Powers-SAMAS. Elle reste cependant loin derrière IBM qui, 30 fois plus gros que Bull, consacrait 300 millions de dollars à ses recherches (trois fois le C.A. de Bull) et bénéficiait de contrats passés avec l'administration américaine . Cela n'empêche pas la Compagnie des Machines Bull de connaître une certaine euphorie, lorsqu'à la Bourse de Paris le cours de son action, qui a grimpé en flèche, la place au 9e rang des sociétés françaises à la fin de 1960 .

De Bull-General Electric à CII-Honeywell Bull (1964-1983) 

L'affaire Bull 

A partir de 1962 les profits de la CMB diminuent. L'année suivante Bull est dans le rouge avec une perte de 85 MF, et sans espoir de redressement à court terme. 650 personnes seront licenciées en 1964. 
En schématisant, on peut dire que Bull est victime d'une crise de croissance doublée d'une crise d'adaptation technologique. 
Il s'agit d'abord d'une classique crise de croissance. Pour satisfaire la demande du marché, Bull a considérablement accru sa capacité de production. Les ressources propres de la compagnie ne suffisant pas, celle-ci a fait appel à des augmentations successives de capital (près de 10 MF en sept ans), à des émissions d'actions en Bourse (plus de 100 MF), et surtout à des emprunts qui entraînent un lourd endettement de la compagnie (plus de 500 MF). 
De plus, le secteur des machines de bureau présentait deux contraintes particulièrement onéreuses pour les constructeurs : 
- Le fait de travailler dans des domaines peu ou pas enseignés dans le système scolaire et universitaire (la mécanographie, puis l'informatique) impose à Bull de lourds investissements de formation (9 MF, en moyenne, au début des années 60). Des milliers de techniciens (de Bull et de ses clients) sont formés chaque année dans les "écoles Bull". 
- Le système de location des machines (80% du parc français de machines de gestion était loué ) aggravait l'endettement de Bull. Louer des équipements de gestion coûtait plus cher à la compagnie, pendant les cinq premières années, que ça ne lui rapportait. Au-delà, les bénéfices étaient considérables - la durée moyenne de vie du matériel étant estimée, vers 1960, à 10 ans. Le nombre de locations nouvelles ayant sensiblement dépassé le nombre de locations anciennes (conséquence de l'expansion du marché et du dynamisme commercial de Bull), le poids des charges dans les locations l'emportait sur celui des bénéfices. Pour alléger ce fardeau, Bull constitue en 1963 une société, "Locabull", avec diverses banques. 
Il faut ajouter que, d'après le rapport Schultze et Bigard de 1963, le ratio prix de revient / prix de vente chez Bull était alors particulièrement élevé. 

Par ailleurs, les produits Bull disponibles au début des années soixante souffrent d'un problème d'adaptation technologique : 
- Le Gamma 3, machine électronique "de première génération", a connu dix ans de succès mais sa technologie (mémoires à lignes électriques, diodes, tubes) est maintenant dépassée, 
- Le Gamma 60 est une remarquable réalisation d'architecture électronique. Malheureusement, la commercialisation de cette machine très ambitieuse ne couvre pas le coût de son développement. Si plusieurs Gamma 60 sont exportés (Credito Italiano, R.T.T. belges, Mitsubishi), une part du prestige que Bull comptait en tirer est perdue lorsque certains clients comme Gaz de France, rebutés par les difficultés de mise en route et de programmation, annulent leurs commandes. Sur les dix-neuf Gamma 60 construits, une douzaine seulement resteront en service - certains plus de dix ans. 
- La série 300 TI, bien que des sommes importantes aient été consacrées à sa mise au point, est un échec à la fois technique et commercial, résultant d'une association non viable entre la mécanographie classique et l'électronique . L'échec de ce produit, aujourd'hui tombé dans l'oubli, a joué un rôle important dans les difficultés de Bull.
 - La série 150 est l'ultime représentant de la mécanographie classique, dont le règne appartient au passé.

 En 1960 IBM a introduit sur le marché son petit ordinateur de gestion modèle 1401. La réussite de cette machine surprend tout le monde - y compris IBM - et prend au dépourvu les concurrents, Bull comme les autres. Chaque 1401 livré à un client remplissait les fonctions d'une ou plusieurs tabulatrices : cet ordinateur, facile à programmer et doté d'une excellente imprimante rapide, a véritablement sonné le glas de la mécanographie classique. La série IBM 1400 est bientôt équipée de disques magnétiques, technologie qu'aucun des constructeurs européens "n'avait vu venir" . A cela s'ajoute l'entrée, sur le marché français, d'Univac et d'ICT, dont les accords avec Bull ont expiré en 1960.
 La Compagnie des Machines Bull ressent donc le besoin urgent de déterminer des produits capables de lui conserver ses parts de marché. Dans ce but, quatre ordinateurs seront commercialisés par Bull au début des années soixante : 
- Le Gamma 30, présenté en 1961, qui est en réalité le RCA 301 construit sous licence à la suite d'un accord technique et commercial conclu la même année avec RCA . Cet ordinateur, qui prend notamment le relais de la série 300 TI, a permis de familiariser le personnel et les clients de Bull avec l'usage des bandes magnétiques. 250 exemplaires environ seront loués ou vendus . 
- La CAB 500 de la SEA, dont Bull assure une faible partie de la diffusion commerciale en 1963-1964, à la suite d'un accord où le Ministère de l'Industrie a quelque peu forcé la main aux deux firmes concurrentes. 
- Le Gamma 10, petit ordinateur "compact" à cartes perforées, entièrement conçu et produit par Bull, mis sur le marché en 1964 et dont 1600 exemplaires seront commercialisés. Au moment de son lancement, le Gamma 10 doit pourtant affronter un nouveau concurrent, l'Honeywell H 200, conçu pour utiliser les programmes de l'IBM 1401 tout en étant plus rapide et moins cher. 
- Le Gamma M40, qui constitue une surprenante incursion de Bull dans le domaine de l'automatisme industriel. Une vingtaine d'exemplaires seront installés à partir de 1963, dont un à la raffinerie de Feyzin. 

Cet effort ne suffit pas, ou est fourni trop tard, pour maintenir Bull à flot face à l'offensive d'IBM. Pourquoi ce manque de produits adéquats, alors que Bull consacrait à la recherche-développement 13% de son CA, dont l'essentiel aux ordinateurs? 
Tout d'abord, une certaine autosatisfaction, fondée sur le succès du Gamma 3 (calculateur et non ordinateur), a empêché les "bullistes" de mesurer lucidement la rapidité de la "révolution informatique". C'est une analyse fréquemment avancée par les anciens de la compagnie , l'un d'eux l'exprimant par cette formule: "l'orgueil, fils du succès, assassin de son père". 
Cependant, la cause profonde ne relève pas de simples erreurs techniques, mais de la stratégie et de la gestion. Les méthodes de gestion chez Bull, élaborées dans le cadre d'une entreprise "familiale" pour faire et vendre des produits mécanographiques, étaient inadaptées aux exigences de l'industrie informatique. Management moderne et marketing étaient alors balbutiants chez Bull, comme dans presque toute l'industrie française, qui découvre ces notions en même temps que le "défi américain". C'est notamment vrai pour la gestion de la recherche-développement. Deux faits, parmi d'autres, viennent étayer cette hypothèse : 
D'une part, le directeur des études, F. Maurice, quitte son poste en 1956 pour prendre sa retraite, à l'époque où sort le premier ordinateur Bull ; il n'est pas vraiment remplacé - alors que ce départ offrait l'occasion de nommer une personne compétente en informatique. Au moment le plus crucial, donc, aucun des dirigeants de la Compagnie n'était familier avec les nouvelles technologies - ni avec leurs exigences, ni avec leurs potentialités. A leurs yeux, il était très souhaitable d'ajouter aux ensembles mécanographiques des appareils électroniques qui en augmentaient les performances ; mais la tabulatrice restait le centre de tout équipement de traitement de données. Ceci reste vrai même après l'annonce du Gamma 60, produit de prestige, puisque c'est la série 300TI qui était destinée à devenir le nouveau cheval de bataille commercial de Bull. De plus, la vente de cartes perforées était extrêmement rentable et opter pour un autre support d'information représentait un saut dans l'inconnu. 
D'autre part, ni les dirigeants de Bull, ni ses ingénieurs (sauf rares exceptions) n'avaient l'habitude d'utiliser les ressources scientifiques provenant des universités. La Compagnie se flatte, à juste titre, de soutenir la recherche universitaire (enseignements, dons de machines...), mais elle ne semble pas songer qu'elle pourrait, à son tour, en retirer des connaissances utiles. Bull n'assurait pas de veille scientifique systématique, n'employait pas ou peu de chercheurs comme consultants ou conseillers , était peu présente dans les réunions savantes d'informatique des années cinquante, en France et à l'étranger . Contrairement à d'autres entreprises (SEA, CSF, IBM...) Bull ne participe ni aux commissions du CNRS, ni aux actions concertées de la DGRST. Son manque d'intérêt pour les travaux sur le software, menés dans les universités françaises ou étrangères, lui coûtera cher lorsque le Gamma 60 apparaîtra sur le marché avec un logiciel pratiquement réduit à l'assembleur. Les anciens ingénieurs de Bull sont, rétrospectivement, très conscients de ce problème et décrivent "une entreprise fermée sur elle-même", qui "ne soupçonnait pas qu'elle puisse tirer quoi que ce soit de la recherche fondamentale" . La source principale d'informations extérieures provenait de visites d'entreprises concurrentes ou associées de Bull, d'achats de licences et d'échanges de documentation. Or l'informatique, comme les autres "technologies avancées" depuis le milieu de ce siècle, se caractérise par une interaction étroite entre la science et la technique. Une entreprise qui n'en tient pas compte se prive d'une ressource essentielle. 

Plusieurs solutions pour sortir de la crise sont envisagées, simultanément. Elles mettent en jeu le gouvernement français et certaines entreprises, des banques et des firmes étrangères. 
Le gouvernement intervient à partir de 1963. Son souci principal était de maintenir une industrie française des ordinateurs, afin de disposer librement de moyens de calcul pour le développement de l'énergie nucléaire - civile et militaire. En 1963-1964, à l'incitation des ministres chargés de la Recherche et de l'Industrie, Bull conclut une série d'accords de collaboration - avec la SEA d'abord, puis avec un consortium formé de la CGE (Compagnie Générale d'Électricité), de la CSF (Compagnie Générale de Télégraphie Sans Fil) et de la Banque de Paris et des Pays-Bas. L'objectif invoqué est de créer une filiale commune d'ordinateurs. Cette "solution française" comprendrait la passation par l'État de 210 MF de contrats de recherche-développement au cours des cinq ans à venir (ce projet préfigure, par bien des aspects, le Plan Calcul lancé trois ans plus tard). En fait, les trois sociétés s'engagent dans cette association avec beaucoup d'arrières-pensées ; le but de la CSF et de la Banque de Paris et des Pays-Bas est d'absorber Bull. La tentative en ce sens avorte au milieu de 1964. 
Parallèlement, Bull demanda un prêt à diverses banques européennes, par l'intermédiaire de ses filiales - solution qui permettait d'éviter une mainmise sur la société-mère. Le Ministre des Finances refusa d'accorder l'autorisation nécessaire. Bull se tourna alors vers le Crédit National. Le Ministre des Finances repoussa de mois en mois la décision d'octroi de ce prêt. 
Le troisième type de solution était une alliance avec une firme étrangère disposant à la fois de la technologie et de l'envergure commerciale et financière. Une association avec ICT fut envisagée - bien que celle-ci soit "dans la même situation et aux prises avec les mêmes problèmes" que Bull, suivant les termes du rapport Bigard et Schultze. La solution la plus sérieuse, en particulier dans l'esprit de G. Vieillard (sans doute l'homme-clé de l'affaire Bull) était l'alliance avec General Electric. Des pourparlers entre les deux firmes avaient commencé en 1962. Plusieurs propositions de prise de participation de GE (d'abord assez modestes, limitées à 20% du capital de Bull) furent rejetées par le gouvernement français. En été 1964, GE s'apprêtait à s'allier avec Telefunken lorsque finalement le gouvernement réagit et donna son feu vert. 

Bull-General Electric 

Rappelons ce qu'était en 1963 la General Electric Corp. : 260 000 personnes générant un chiffre d'affaires de 5 milliards de dollars. General Electric, entrée en 1956 sur le marché de l'informatique, employait 4 000 personnes dans ce domaine qui lui rapportait 39 millions de dollars. Elle avait déjà installé 300 ordinateurs (principalement de petites machines de la série 200, commercialisée en 1961), et annonçait deux nouvelles séries ("400" et "600"). Sa stratégie consistait, semble-t-il, à investir dans la recherche et dans la prise de contrôle d'entreprises ayant une bonne assise en Europe (Bull et Olivetti), afin de devenir la deuxième firme informatique mondiale derrière IBM. 

La prise de contrôle par General Electric s'est faite en deux temps : 1964 et 1967. Le 1er juillet 1964, un protocole (ratifié par l'assemblée générale des actionnaires de Bull le 12 novembre) crée trois nouvelles sociétés : Bull-GE, détenue à 51% par General Electric Corp ; la Société Industrielle Bull-GE, détenue à 49% par GE ; et la Société de Promotion Commerciale Bull (petite organisation dont l'activité sera minime), détenue à 49% par GE. 
L'ancienne Compagnie des Machines Bull devient une holding et possède les parts non détenues par GE. Le résultat essentiel de l'opération est que la firme américaine, à travers "Bull-GE", contrôle à 51% le réseau commercial international construit par la Compagnie depuis vingt ans . En 1967 General Electric étend son contrôle majoritaire à tout le groupe (66% des parts) et remplace une partie de l'équipe dirigeante américaine de Bull-GE, lui reprochant de ne pas avoir amélioré la gestion. La nouvelle direction "allège" les effectifs et réduit les horaires ; l'usine de Lyon est fermée à la fin de 1967. 

Les "bullistes" doivent batailler pour persuader la direction de General Electric de conserver les produits conçus en France. Ils y parviennent pour le Gamma 10 et pour le Gamma 55, petit ordinateur de bureau à cartes perforées. Celui-ci, ainsi que sa version à disques GE 58, se vendra à plus de 800 exemplaires en Amérique du Nord. En revanche, la direction de GE "tue" plusieurs projets proposés par les chercheurs de Bull - en particulier le Gamma 140, concurrent du GE 400 - tandis qu'un projet Olivetti est adopté sous le nom de GE 115. Une certaine amertume découle de ces événements, doublée d'un sentiment de colonisation, qui s'accentue au moment où le contrôle financier et managérial de GE sur Bull se renforce. De nombreux ingénieurs quittent alors la compagnie pour se mettre au service du Plan Calcul et rejoindre la CII, créée en 1966. 

L'apport de General Electric à son partenaire français doit cependant être souligné. D'une part, le contact avec GE imprègne Bull d'une nouvelle culture industrielle : c'est l'apprentissage de méthodes modernes de management, de communication, de marketing et de stratégie industrielle dans une perspective mondiale. Un exemple en est le séminaire Shangri-La, tenu en juillet 1969 en Floride par quarante-cinq ingénieurs américains, italiens et français, qui répartit la conception des lignes de produits futurs entre les firmes : GE préparera aux Etats-Unis le haut de gamme "66", "Olivetti" (GEISI ) la ligne "62", Bull-GE les lignes "61" et "64" (medium system). 
D'autre part, les ingénieurs de Bull ont accès à toutes les recherches civiles de GE, notamment en systèmes d'exploitation conçus pour les communications et le time-sharing, où GE, qui a participé aux recherches militaires poursuivies sur ce thème au MIT, est leader mondial. En 1968, Bull GE fonde le premier centre de time-sharing d'Europe continentale et s'engage dans les développements de réseaux, domaine qui est resté l'un des points forts de la compagnie. Une autre conséquence de la coopération technologique Bull-General Electric est la mise au point en France, à partir de 1968, de la technique du "micropackaging" (Joly 1988). Celle-ci sera industrialisée par CII-HB puis par le Groupe Bull dans le DPS 7, produit phare de la firme.

Bull-GE et le revenu de ses produits en novembre 1967 :

INSTALLED EQUIPMENT

 RENTAL PRODUCT

SYSTEMS $ VALUE
Tabulator equipments 3,332  3,142,000 
Gamma 60  12 651,000 
Gamma 30  251 2,170,000
Gamma 10 1,412 2,390,000
GE-400 125 1,248,000 
GE-600 2 94,000 
GE-115 125  378,000 
GE-55  156 168,000 
Others 3,999,000 

  On constate que, sur l'ensemble des produits conçus chez Bull ("Tab equipment", Gamma et "GE 55"), la mécanographie classique représente encore plus du tiers du chiffre d'affaires en 1967. (Archives Historiques Bull)

 Honeywell Bull et CII-Honeywell Bull 

En 1970, Honeywell Inc. acquiert la majeure partie des activités de construction d'ordinateurs de General Electric. Bull-GE devient Honeywell-Bull, la principale des quatre filiales du groupe Honeywell Information Systems . Un nouveau président directeur général prend en 1972 la direction de la maison : Jean-Pierre Brûlé... un ancien de "Big Blue", passage rarissime entre les deux entreprises ! J.-P. Brûlé a passé douze ans chez IBM France, où il a dirigé la division militaire, puis le Defense Systems Europe d'IBM World Trade, avant d'entrer chez Bull-GE en 1967 comme directeur général adjoint. 

A partir de 1975, Bull connaît une nouvelle période de forte croissance. Il s'agit principalement de croissance externe, due à des acquisitions d'entreprises et à des fusions. La première est la fusion avec la CII (plus précisément avec sa division d'informatique générale) qui était depuis 1967 l'outil industriel principal du Plan Calcul et "couvrait" 12% du marché français. Cette opération pose des problèmes à plusieurs niveaux : politique ; commercial ; stratégie de produits. 
Sur le plan politique, l'intégration de la CII dans le groupe franco-américain semble, aux yeux de beaucoup, sonner le glas de la croisade engagée depuis 1966 pour l'indépendance technologique nationale : bien que 53% de CII-Honeywell-Bull ("CII-HB") appartiennent à des intérêts français (Etat et Compagnie Générale d'Électricité), les décisions les plus importantes relèvent d'un comité technique dominé par Honeywell. Cette concentration d'entreprises était-elle la meilleure solution pour assurer les économies d'échelles ou la capacité innovatrice indispensables à la compétitivité sur le marché informatique ? N'a-t-on pas commis une faute grave vis-à-vis de nos partenaires européens en torpillant Unidata, où étaient associés depuis 1973 CII, Philips et Siemens ? Ne serait-il pas finalement moins coûteux de favoriser deux "champions nationaux" concurrents, plutôt qu'un seul ? Les aspects politiques de cette opération et son coût élevé font que le débat sur cette opération dure encore. 
Le deuxième problème concerne l'image et le dynamisme sur le plan commercial. Bull hérite avec la CII du rôle de "champion national" : depuis le lancement du Plan Calcul, l'État avait pratiqué, en faveur de la CII, une politique de protection et d'achats préférentiels. La convention passée en 1975 entre l'État et CII-H.B. assure à celle-ci des commandes de l'administration pour 4 milliards de F entre 1976 et 1979, auxquels s'ajoutent d'importantes subventions (7 milliards de F) . En fait, une certaine concurrence a été cependant maintenue : en 1983, le parc d'ordinateurs de l'administration publique était "CII-H.B." à 53,5%, IBM en fournissant 18%. Cette situation prendra fin en 1986, avec la décision du gouvernement Chirac d'ouvrir largement les commandes des administrations et des sociétés nationalisées à la concurrence.

Enfin, devenue ou redevenue "la" grande firme informatique française, CII-HB doit résoudre un difficile problème de cohérence de ses produits.
 D'une part, elle affronte les conséquences classiques de toute fusion industrielle, la difficulté notamment à définir une identité commune à des équipes d'origines diverses, et à rendre cohérentes leurs stratégies et leurs produits : 45% des produits venaient d'Honeywell Systems (eux-mêmes constitués de gammes différentes), 32% d'Honeywell Bull hérités de Bull-GE , 23% de CII, dans le chiffre d'affaire de 1977. En vue de la convergence des lignes de produits CII et Honeywell-Bull, un "programme Unisys" est entrepris en 1976. 
D'autre part, les accords de 1975 et le "plan péri-informatique" de 1977 décrétaient la séparation entre une "grande" informatique attribuée à CII-HB et une "petite" informatique (mini-ordinateurs et périphériques) laissée à Logabax, à Intertechnique, à Thomson (SEMS), à la CGE (Transac et Sintra). Il apparaît rapidement que CII-HB refuse de se cantonner dans la "grande" informatique et investit dans la mini- et la péri-informatique (Bonin 1989). Par exemple, elle distribue un mini-ordinateur Honeywell sous le nom de Mini 6 et acquiert en 1978 R2E, qui depuis 1973 produit les micro-ordinateurs Micral . En 1983 CII-H.B. prend le contrôle de la SEMS et de Transac et développe ainsi son activité en mini-informatique et en bureautique. 

En 1979, Saint-Gobain-Pont-à-Mousson, qui a décidé de se diversifier vers l'informatique et a déjà pris le contrôle d'Olivetti, fait une incursion dans l'histoire de la Compagnie des Machines Bull en rachetant les parts possédées par la CGE depuis l'époque du Plan Calcul. Saint-Gobain ajoute à cet ensemble Logabax , qui a déposé son bilan. Un nouveau directeur général succède à J.-P. Brûlé : Maxime Bonnet qui, entré en 1943 chez Bull, a derrière lui une longue expérience commerciale et internationale. Mais ce n'est qu'une parenthèse, qui sera fermée par la "nationalisation" de la compagnie en 1982-83.

Le Groupe Bull aujourd'hui 

Les partenaires de Bull changent à nouveau au cours des années 80, du fait des changements politiques survenus en France et du retrait progressif d'Honeywell de la construction d'ordinateurs 
En 1983 l'État acquiert 97% des actions de CMB, qui affichait 1,35 milliards de pertes l'année précédente. Une nouvelle équipe dirigeante, composée de Jacques Stern (X, Sup'Aéro et Master of Science à Harvard, fondateur et PDG de la Société d'études des systèmes d'automation) et de Francis Lorentz (HEC, ENA, ancien directeur général adjoint de la Société Lyonnaise des Eaux), est nommée à la tête du "Groupe Bull" - nouvelle dénomination qui affirme l'unité de l'entreprise et rappelle son origine. Trois grandes orientations marquent la période qui suit : la reconquête d'une dimension mondiale ; l'effort en faveur de la compétitivité ; la participation aux projets européens. 

En 1987 Honeywell Bull Inc. est créé par Bull (42,5%), Honeywell (42,5%) et NEC (15%) à partir de Honeywell Information Systems. En deux ans, la Compagnie des Machines Bull prend le contrôle de Honeywell Bull Inc. avec 65,1% du capital (Honeywell passant à 19,9% et NEC restant à 15%) . En 1989, Bull rachète les activités informatiques de l'Américain Zénith, un "grand" du micro-ordinateur portatif (9 milliards de F de chiffre d'affaires). En quelques années, par croissance externe, le groupe, au départ plutôt "franco-français", est redevenu un acteur mondial réalisant plus de 60% de son activité hors de France. 

L'effort de reconquête de la compétitivité passe par la commercialisation de produits répondant mieux aux besoins du marché, dans le domaine de la bureautique (gamme Bull Questar), de la micro-informatique (gamme Bull Micral) et surtout des moyens et des grands systèmes (Bull DPS 7000 et 9000); en 1984, NEC, Bull et Honeywell passent un accord de licence à long terme selon lequel NEC fournira les ordinateurs centraux de très grande puissance (Bull DPS9). En 1981 ont été présentés des projets de "bureau total" et Bull se développe par la suite dans le domaine de l'information et de la communication d'entreprise (offres "BlueGreen" et Bull Cabling System), de l'impression non impact (système d'impression magnétographique Mathilde) et de la carte CP8 à microcalculateur. Surtout, Bull entreprend une mutation culturelle dans laquelle la vente de "produits" devient offre de "solutions" fondées sur des systèmes ouverts qui permettent à à la clientèle une grande liberté dans ses choix d'équipement. Un des moyens de cette mutation est l'ouverture aux standards du marché, notamment la "compatibilité IBM" - ce qui constitue une décision courageuse car elle révolutionne la culture professionnelle des informaticiens de Bull - et la participation active à la création de ces standards. Depuis la fin des années 1980, la société prend une part active dans la définition des standards internationaux en matière de réseaux et de systèmes d'exploitation, notamment "Unix" où Bull a acquis une expérience avant la plupart des autres constructeurs : participation à SPAG (Standard Promotion and Application Group, créé en 1984) et création de l'Open Software Foundation en 1988 avec sept autres grands constructeurs. La compétence des chercheurs de Bull en matière de logiciel a été illustrée depuis 1978 par leur contribution à la mise au point du langage de programmation ADA, répondant à un appel d'offres de l'armée américaine. La recherche-développement représente environ 11% du chiffre d'affaires du Groupe Bull. Elle s'effectue de plus en plus dans le cadre de la coopération européenne.
 En 1983, avec ICL et Siemens , Bull a créé à Munich l'ECRC (European Computer Industry Research Center), voué notamment à la recherche en intelligence artificielle. En 1984 est lancé par la Communauté européenne le programme de recherche ESPRIT, destiné à promouvoir les technologies de l'information. Bull s'y engage dans plus de 60 projets, et participe également au programme EUREKA qui met en place dans le domaine de la haute technologie un vaste réseau d'alliances entre industriels européens. 

Grâce à cette politique de partenariat et au rôle joué par l'État comme principal actionnaire de l'entreprise (l'augmentation régulière du capital permettant d'investir et de réduire l'endettement), Bull est redevenue bénéficiaire entre 1985 et 1988. L'usine d'Angers, 25 ans après sa création, est le plus grand centre européen de construction d'ordinateurs. Avec 45 000 salariés et un CA consolidé de 31 547 MF, le groupe Bull se situait en 1988 au 1er rang européen des constructeurs informatiques et au 7e rang mondial.

En conclusion, l'histoire de l'entreprise Bull peut se diviser, sans trop d'arbitraire, en deux périodes successives. 
La première - l'époque de la mécanographie "classique" - se caractérise par une croissance interne renforcée par des absorptions de fournisseurs (en amont) et d'agents commerciaux à l'étranger transformés en filiales (en aval), opérations qui ne mettent en question ni les lignes de produits ni "l'esprit maison". 
La deuxième période est marquée par une série de fusions ou d'absorptions, dans le sens d'une intégration horizontale où Bull n'est pas toujours le principal acteur (cas des associations avec General Electric et avec Honeywell). C'est une conséquence directe de la "révolution électronique". Celle-ci oblige les entreprises qui s'y engagent à mobiliser des ressources beaucoup plus importantes que par le passé, en particulier dans la recherche-développement et dans la qualification des personnels. De plus, elle fait apparaître, sur le marché des machines de gestion, une pléiade de concurrents nouveaux. Les fusions, qui visent à atteindre une "masse critique" et permettent d'annihiler en quelque sorte certains concurrents (c'est net dans le cas de l'absorption de la CII et des producteurs de mini-ordinateurs vers 1980), obligent à consacrer beaucoup d'efforts à la cohésion des produits. Certes, depuis 1964 les "bullistes" ont acquis une expérience certaine des fusions et une pratique de la coexistence des gammes ou de leur intégration. Mais cette longue série de fusions a un effet dissolvant sur la culture d'entreprise, qui constituait naguère l'une des grandes forces de la compagnie. D'où le lancement d'une politique de communication en faveur de "l'esprit d'équipe", à partir de 1983. 
On a toujours pour premier réflexe, lorsque l'on étudie un constructeur d'ordinateurs, de le comparer à IBM. Cette comparaison est instructive dans une certaine mesure. IBM s'est constitué, dans les 20 premières années du siècle, à partir d'un conglomérat d'entreprises disparates - horlogerie, pesage, machine à cartes perforées… Mais ensuite IBM a soigneusement préservé son identité, en limitant les associations à des firmes qui pouvaient lui apporter une activité complémentaire : achat d'Electromatic Typewriters, inc. (machines à écrire) en 1933 et de Satellite Business Systems (télé-informatique) au milieu des années 1970; collaboration avec Microsoft pour concevoir l'IBM PC. Ce principe est même appliqué au niveau individuel, IBM préférant ne pas recruter des ingénieurs provenant d'une autre entreprise d'informatique. Par cette politique constante, par son esprit et par sa dimension, IBM est une société à part. A beaucoup d'égards, il semble plus pertinent de comparer Bull avec des firmes plus… comparables, par la taille et l'évolution. L'exemple d'ICL, dont l'histoire est aussi riche en rebondissements que celle de Bull, serait sans doute un bon choix.
L'historien amateur de fiction peut se demander ce qui serait arrivé si la tentative de Watson d'absorber Bull en 1935 avait réussi. Sans doute pas d'altération grave pour IBM : celle-ci était déjà largement capable de digérer la toute jeune compagnie française. Ici intervient un facteur très important, le temps. Trente-cinq ans se sont écoulés entre les brevets d'Hollerith et ceux de Fr. R. Bull : le "fossé technologique" peut se mesurer par la durée d'une longue génération. Il faut attendre encore dix ans pour que l'entreprise Bull se forme et s'installe en France. En tout, un décalage de près d'un demi-siècle, très difficile à résorber. Dans le domaine du traitement de l'information, le premier installé a eu le temps d'accumuler son capital, de définir et d'éprouver sa stratégie et son identité, d'imposer ses standards.

Au risque d'enfoncer une porte ouverte, soulignons enfin une constatation qu'illustre l'histoire de Bull ; l'impossibilité de rendre compte, par la seule analyse économique, du destin d'une entreprise. Ni le choix de 1931 en faveur de l'installation en France, ni la résistance aux tentatives de prise de contrôle de Remington Rand et d'IBM, ni bien sûr les avatars du Plan Calcul ne s'expliquent par le seul jeu des lois du marché et des intérêts économiques. La volonté de puissance - ou le désir de survivre, ce qui revient au même - y joue un rôle décisif.

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