BULL l'histoire très internationale d'un géant français

par Pierre-E Mounier-Kuhn dans Science et Vie Micro  juillet - août 1990

Ce document constitue au-delà des documents factuels conservés par la Fédération des Équipes Bull la meilleure synthèse disponible de l'histoire de la Compagnie Bull, en particulier d'avant les années américaines de la compagnie. Ce document écrit à partir de la thèse de PE Mounier-Kuhn sur l'histoire de l'informatique française date de 1990, date qui marque à peu près l'apogée de la Compagnie et le début d'une révision déchirante de ses objectifs face à l'avènement d'Internet et des systèmes ouverts.
JB

D'Oslo à Paris (1919-1931)

Le 31 juillet 1931, Fredrik Rosing Bull (1882-1925), ingénieur à la société d'assurances norvégienne Storebrand dépose un brevet de "trieuse-enregistreuse-additioneuse combinée à cartes perforées". En août 1921, le prototype est présenté au conseil d'administration de Storebrand qui l'adopte. Le chef de service Statistiques d'une autre compagnie d'assurances, au Danemark ayant manifesté son intérêt, Fr.R. Bull entreprend la production de nouveaux exemplaires de sa machine à statistiques électromécanique, en leur apportant des perfectionnements successifs. Il signe un contrat avec la société Oka, dirigée par Reidar Knutsen, qui prend en charge les frais de fabrication et de commercialisation; la construction est assurée par un atelier de mécanique de précision d'Oslo, Ormestad.

La presse spécialisée fait une bonne publicité à la machine de Bull. Une demi-douzaine d'exemplaires sont livrées à diverses entreprises entre 1922 et 1925. Ce succès est dû à la fois aux qualités techniques de la machine (notamment à sa simplicité) et au fait que son apparition met fin à l'emprise du système Hollerith (IBM), faisant ainsi baisser les prix et donnant le choix aux clients. Ce dernier facteur restera longtemps une des clés du succès de Bull; les utilisateurs apprécient d'échapper au monopole d'IBM et en particulier de pouvoir acheter leurs équipements plutôt que de les louer (formule qu'imposait la société américaine). Le succès conduit Fr.R.Bull à déposer ses brevets dans seize pays industriels, y compris l'Amérique et le Japon. Mais l'inventeur meurt du cancer le 7 juin 1925. Depuis le début de cette année, il a demandé à K.A.Knutsen, frère du directeur d'Oka, de continuer son oeuvre.

Knut Andreas Knutsen (K.A.K.) (Oslo 1888-Paris 1983), ingénieur hydroélectricien avait aidé Fr.R. Bull à mettre en route et à installer les machines vendues par Oka. A partir de 1925, il se consacra entièrement au perfectionnement et à l'installation des machines Bull. Infatigable, il organise le service après-vente et la formation des utilisateurs, étudie en détail les brevets des concurrents, court à travers l'Europe du Nord pour réparer les machines et tire de cette activité des idées d'améliorations qui donneront lieu à plusieurs innovations (trieuse horizontale en 1929, dispositif d'impression en 1930).

A cette époque, deux nouveaux acteurs entrent en scène: l'un Suisse, l'autre Belge. Un responsable d'une société suisse d'assurances, le docteur Marchand, ayant rencontré à Oslo  Fr.R.Bull, achète une tabulatrice et une trieuse Bull, livrées en 1926. Mais le dessein du Dr Marchand dépasse le cadre de sa société: il voit dans la construction de machines à cartes perforées le moyen de doter son pays d'une industrie moderne, et de faire en sorte que l'Europe ne soit plus tributaire de l'Amérique en ce domaine. Il contacte Oscar Bannwart, directeur de la société suisse H.W.Egli, réputée alors pour ses calculatrices Madas et Millionnaire, et lui suggère de construire des machines Bull.

1931: implantation en France

L'initiateur principal de l'expansion européenne de Bull, à ce stade, est Émile Genon, un Belge qui vendait des machines à calculer Elliott-Fischer et Underwood. Consulté par O. Bannwart, E. Genon achète en 1927 les droits relatifs aux brevets Bull pour dix pays d'Europe. Il entraîne H.W.Egli, d'abord hésitante, à acquérir en 1928 les droits industriels touchant les brevets de  Fr.R.Bull et de K.A.Knutsen hors des pays scandinaves. En décembre 1929 la première machine fabriquée à Zürich est livrée aux laboratoires Sandoz.  Il apparaît alors rapidement nécessaire d'implanter la société dans un pays européen à marché potentiel plus large que celui de la Suisse.  La France est choisie de préférence à l'Allemagne, à la fois par goût personnel de Knutsen et de Genon et parce que, dans ce pays, la situation de la concurrence et le droit des brevets peuvent avantager Bull sur ses rivaux. Malgré la présence d'IBM (installée à Paris depuis 1914) et de Samas-Powers, la France est encore, dans les années 1930, un marché à prendre pour l'industrie mécanographique. De plus, pour Bannwart, fabriquer à Paris c'est réduire le prix de revient, car depuis l'assainissement financier effectué par Poincaré, argent, main d'œuvre, matières premières et frais de transaction sont bon marché en France.

En mars 1931 à Paris, la société H.W.Egli-Bull, de droits français mais à majorité suisse, est fondée par trois partenaires: la société suisse H.W.Egli ; la société BULL A.G. fondée l'année précédente à Zürich par Genon et qui apporte son embryon de réseau commercial international et des brevets nouveaux acquis de K.A.Knutsen; et enfin l'ATEIC (Association Technique d'Études industrielles et Comptables qui distribuait jusque là des machines comptables américaines), dirigée par l'industriel belge Henri Vandevoghel, vendra les machines Bull en France. Un de ses apports sera l'atelier Atemeta (900m²) à Paris dont la reconstruction est décidée: on y fabriquera tabulatrices, trieuses, poinçonneuses utilisant ainsi son parc de machines-outils modernes et y regroupant les outils de fabrication créés à Zürich. En mars 1931, la société H.W.Egli-Bull -une cinquantaine de personnes- s'installe dans ce bâtiment, 92 bis avenue Gambetta. Le siège de la Compagnie y restera jusqu'en 1983 ! Le deuxième étage de l'ancrage en France a lieu en 1932. Elle est provoquée par une offensive de Remington-Rand, propriétaire de Powers. Dès avril 1931, M. Rand avait engagé des pourparlers avec la société H.W.Egli en vue de lui racheter ses droits sur les machines Bull ; des dirigeants de Remington visitent en juillet les ateliers parisiens et, en novembre 1931, eux négociateurs américains se rendent en mission à Zürich.

Or, depuis 1930, un groupe de Français cherche à établir, lui aussi, une industrie de cartes perforées en France. Ses éléments les plus actifs sont deux polytechniciens: Élie Doury, vendeur de machines Powers, et Georges Vieillard, qui utilise ces mêmes machines à la banque d'Alsace-Lorraine. L'idée de base du projet est d'assurer la financement de l'opération par un groupe d'utilisateurs au sein d'un syndicat. Nos deux polytechniciens rencontrent Émile Genon qui est, lui, à la recherche de capitaux pour assurer le développement de H.W.Egli-Bull : l'accord se fait rapidement. Mais il faut d'aborde écarter Remington-Rand.

Le bateau qui ramène aux USA les représentants de Remington Rand arrivera à New-York le 7 décembre. Les Français disposent donc pour agir de la durée de la traversée. Le 2 décembre, G.Vieillard téléphone au président de H.W.Egli, lui propose de lui racheter la moitié de sa participation dans le capital de H.W.Egli-Bull et lui précise qu'il enverra le soir même 50 000 F. à titre d'avance (tout ce dont G.Vieillard et E.Doury disposent alors). Pour respecter l'engagement pris, il faut maintenant une structure juridique et des fonds. Dans la même journée du 2 décembre 1931, une société anonyme au capital de 55000 F. -le syndicat des utilisants de matériel de mécanographie - , est définie dans ses statuts ; la première assemblée générale et constituante se tient avec les sept personnes légalement nécessaires: les 50 000 F. promis sont envoyés à H.W.Egli.

Le 11 décembre, Remington-Rand câble l'accord de prise de participation dans le capital de la société H.W.Egli-Bull, dont le directeur suggère à Georges Vieillard de retirer son offre. Ce dernier refuse. Et le 20 décembre 1931, le conseil d'administration exprime son intention d'augmenter son capital en attribuant un droit de préférence au syndicat des utilisants. Ce syndicat retire progressivement à H.W.Egli le contrôle de la société, pour devenir bientôt majoritaire. En avril 1932, c'est chose faite: huit Français, deux Belges, un Suisse et un Norvégien siègent désormais au conseil. Le président est le colonel Émile Rimailho (1864-1954), célèbre officier d'artillerie qui avait participé à la conception du canon de 75, puis était passé dans l'industrie, où il était devenu un spécialiste de l'organisation scientifique du travail. En 1933, la société H.W.Egli-Bull prend le nom de Compagnie des Machines Bull, qu'elle conservera désormais.

De la mécanographie à l'électronique (1931-1964)

Jusqu'en 1935, Bull -la Compagnie des Machines Bull, machines à statistiques et de comptabilité- connaît une phase difficile d'installation. Puis elle entre dans une longue période de stabilité institutionnelle et de croissance commerciale fondée sur une gamme de produits mécanographiques régulièrement améliorés ; l'électronique viendra à la fois accélérer cette expansion et en bousculer les bases. L'industrie mécanographique dans l'entre-deux-guerres est prolifique en brevets. Des inventeurs comme Bryce chez IBM aux États-Unis, Tauschek en Allemagne, Foster (créateur de la tabulatrice à imprimante alphanumérique, exposée en 1921) chez Powers en Angleterre, Knutsen et Clouet chez Bull ainsi que les nombreux techniciens inconnus qui apportent des améliorations de détail aux machines, poussés à la fois par le goût de la perfection technique et par les nécessités commerciales, améliorent la mécanographie à un haut niveau de performances et de souplesse d'adaptation aux besoins des clients. L'élargissement des fonctions qui en résulte est visible dans le vocabulaire, les "machines à statistiques" devenant des "machines de gestion". 

Les premiers produits

Les premières machines Bull construites à Paris furent conçues par K.A.Knutsen, qui avait perfectionné depuis 1925 les inventions de Fr.R.Bull, mettant notamment au point une innovation majeure: l'imprimante numérique à roues. L'idée maîtresse qui présida à la conception de cette imprimante fut de remplacer les crémaillères supportant les caractères à imprimer dans les imprimantes de tabulatrices construites jusque-là (notamment par IBM) par des roues. En disposant les caractères sur une roue tournant toujours dans la même sens, on allégeait le dispositif et on supprimait un mouvement à grande inertie. En septembre 1931, la première tabulatrice imprimante était livrée au service des Assurances Sociales du ministère du Travail. Elle comportait 60 roues (numériques seulement) et imprimait 120 lignes par minute avec une grande qualité d'impression. Aucune autre machine n'était en mesure d'approcher cette vitesse.

On décida d'étendre immédiatement le principe à l'impression alphabétique. On créa une imprimante de 30 roues alphabétiques que l'on juxtaposa à l'imprimante de 60 roues numériques. Cette nouvelle imprimante sortit fin 1932. La vitesse avait été accrue : 150 lignes par minute. Cette vitesse en sera atteinte chez les concurrents de Bull qu'en 1949 par l'IBM 407, où des roues remplacent les barres. En 1934, sortait chez Bull l'imprimante dont toutes les roues étaient capables d'imprimer soit de l'alphabet, soit des chiffres selon ce qui se présentait dans la carte. La première machine fut exposée au Salon pour les machines de bureau en octobre 1934. Vint ensuite l'ère des perfectionnements accessoires, mais déjà en 1934, l'imprimante Bull était adulte. Elle sera construite, sans modification essentielle jusqu'en 1968 !

Entre temps, le développement de la Compagnie se heurte à de nombreux obstacles, tant intérieurs qu'extérieurs. Les problèmes aigus de trésorerie retardent le rationalisation des ateliers de fabrication, la mise au point des machines, leur adaptation aux besoins des utilisateurs. Un rapport de 1933, écrit par G.Vieillard, analyse les incidents mécaniques fréquents, les dysfonctionnements de machines, les modèles livrés sans être stabilisés... Il s'agit, en grande partie, de "maladies infantiles" d'une entreprise qui fait son apprentissage dans le domaine exigeant de l'électromécanique de précision. Des dépenses importantes doivent être consacrées à l'entretien, au détriment des études: il faut coûte que coûte faire fonctionner les machines pour conserver la confiance des premiers clients. Cela implique parfois de reprendre les équipements déjà livrés pour les modifier en atelier ou les échanger contre les modèles définitifs. Les obstacles ne rebutent pas le petit groupe du "syndicat des utilisants" qui maintiennent leur confiance et leur appui financier à la Compagnie. Certains, à la fois clients et actionnaires, acceptent ainsi un double risque.

A partir de 1934, la situation se redresse : les incidents techniques diminuent de 70% par rapport aux premières livraisons : le premier bénéfice d'exploitation apparaît (plus de 800 000 F.) ; la Compagnie contrôle plus de 15% du marché français. En 1935, Bull avec plus de 60 équipements installés dépasse SAMAS et devient le principal concurrent d'IBM en France. Une croissance d'autant plus remarquable qu'elle se situe en pleine crise économique (le production automobile diminue de 35% de 1929 à 1935) et que, dans la France de cette époque, réputée (trop souvent sans nuances) peu entreprenante, peu innovatrice et peu exportatrice, rares sont les grandes entreprises susceptibles de s'équiper en machines à cartes perforées. Au milieu des années trente, le secteur de la carte perforée emploie moins de mille personnes en France.

De nouveaux dirigeants

Les années 1935-1937 sont décisives. L'innovation exigeant des investissements coûteux, des pourparlers sont entrepris avec les pouvoirs publics en vue d'obtenir une aide pour le développement des études. Simultanément, E.Genon est mandaté par le Conseil d'Administration pour poursuivre auprès de différentes firmes aux États-Unis les recherches d'accords de licence et de distribution. Il rencontre, entre autres, T.J.Watson, président d'IBM qui lui fait une offre de collaboration amicale. Mais la compagnie préfère demander l'engagement du gouvernement français. La décision de ce dernier tarde à venir. E.Genon, sans avoir reçu l'autorisation du conseil d'administration, vend alors à IBM la majorité des actions de Bull A.G. (la société de commercialisation des machines Bull, qu'il dirigeait). Il y a voit un moyen d'obtenir "une paix tacite" des brevets entre IBM et Bull et, de "développer l'affaire Bull sur le plan international avec l'appui d'un groupe américain". L'intraitable G.Vieillard somme Genon de choisir: Bull ou IBM. Après dix ans d'une intense activité souvent décisive, E.Genon quitte Bull dont les dirigeants garderont l'impression qu'il les a trahis. De nouveaux acteurs entrent en scène: la famille Callies-Aussedat.

L'esprit maison

La Société des Papeteries Aussedat fournissait Bull en cartes mécanographiques. Depuis 1932, elle avait réalisé d'importants investissements dans ce domaine et était représentée au Conseil d'Administration de Bull par Jacques Callies. La menace d'une absorption de la Compagnie par IBM inquiétait fort Aussedat car IBM exigeait de ses clients qu'ils lui achètent les cartes en exclusivité. Cette situation est analysée par les dirigeants d'Aussedat, apparentés à la famille Michelin, et c'est l'avis de l'ancêtre Édouard Michelin qui emporte la décision.

De même qu'il fallait éviter le rachat de Citroën par General Motors, il ne faut pas que la Compagnie Bull tombe entre les mains des Américains. Et, puisque l'État ne réagit toujours pas, la famille Callies décide d'accroître son engagement financier dans l'entreprise. Elle en prend la direction en la personne de Jacques Callies, ancier officier issu de l'École spéciale militaire de Saint-Cyr, nommé administrateur délégué de Bull en décembre 1935, puis président directeur général. Il remplira cette fonction jusqu'à sa mort en novembre 1948 et aura comme successeur son frère Joseph, centralien, ingénieur aux papeteries Aussedat puis à la CMB.

L'équipe qui animera et assurera pendant près de 30 ans l'expansion de la Compagnie est désormais en place. Comme est en place la forme de capitalisme familial qui la gérera jusqu'en 1964 - les Callies possédant 55% du capital- ainsi que l'esprit qui caractérise la Compagnie : sentiment que chaque employé est important, paternalisme social, conviction d'être les meilleurs, souci extrême du client. A l'instar de Michelin, dont la culture d'entreprise semble avoir influencé Bull, la compagnie fait fi des titres officiels et des organigrammes rigides. Un bon exemple est donné par Roger Clouet, jeune employé recruté par la compagnie en 1933. Doué d'un véritable génie de la mécanique à la fois pour la conception des machines et pour leur adaptation aux besoins des clients, Clouet devient dans les années quarante, le véritable directeur technique de Bull, où il formera une partie de la génération d'ingénieurs recrutés après guerre. Les responsables, à commencer par les Callies, ont laissé l'image de dirigeants habités par le sens du devoir et payant de leur personne, arrivant tous les matins à 8 heures en conduisant une voiture personnelle, sans véhicule de fonction, ni chauffeur, ni parking réservé. Une interview de Joseph Callies (Entreprise n°117 30 novembre 1957) résume assez bien l'esprit maison de la compagnie: "esprit pionnier, nous tenons à éviter le fonctionnarisme et l'impersonnalité. Nous ne publions pas d'organigramme officiel, afin de laisser une grande souplesse d'adaptation aux structures et de faciliter la promotion des meilleurs". à cela s'ajoute un système de primes pour récompenser l'effort personnel. J.Callies insiste sur "la nature innovatrice de son activité" (l'âge moyen du personnel est de 35 ans à l'époque de l'interview) et "le patriotisme" vis-à-vis de la Compagnie (le crime majeur, jamais commis, serait de quitter Bull pour IBM) et envers le pays : le fait que Bull soit une firme 100% française est un argument fréquemment utilisé, notamment dans les négociations avec les administrations clientes.

Les contraintes particulières à la profession se manifestent aussi, dès les premières années : mise en essai gratuit, location, achat par mensualités, aspect saisonnier de la vente, ralentissement des ventes en cas d'annonce d'un nouveau modèle, puis retour de matériel... Les difficultés essentielles de la Compagnie demeureront financières, liées à une certaine sous-capitalisation. Par ailleurs, le gouvernement n'a pas accordé à la Compagnie l'aide qu'elle a sollicitée à plusieurs reprises.

Vive la crise !

Au milieu des années 30, Bull ayant conquis le droit d'exister, est solidement établie. La Compagnie a effectué une percée sur le marché, non seulement en France; mais aussi en Belgique, en Suisse, en Italie, en Argentine et dans les pays scandinaves. Elle dispose d'un potentiel industriel, emploie plusieurs centaines de personnes travaillant dans 2500 m². Elle construit environ trois équipements par mois et augmente régulièrement sa capacité de production.

Sa tabulatrice, sortie des maladies d'enfance, est la plus rapide du marché. Une poinçonneuse connectée, qui poinçonne en bloc toute la carte et tous les résultats en accroît encore les performances. La carte à 80 colonnes et à perforations rectangulaires est adoptée. L'imprimante est perfectionnée par l'adjonction d'un saut de papier permettant de passer rapidement d'un feuillet à un autre et par l'adoption d'un ruban à la place du rouleau encreur. Parallèlement est mise au point la tabulatrice à soustraction (1936) qui ouvre à Bull le marché de la comptabilité, y compris celui de la comptabilité bancaire lorsqu'une tabulatrice spéciale est conçue permettant le calcul direct des intérêts. Les banques représenteront bientôt le tiers de la clientèle de Bull en France. Roger Clouet conçoit, à partir de 1939, la tabulatrice BS120 à cycles indépendants qui sera l'un des facteurs principaux de l'expansion de Bull pendant vingt ans. Ces progrès techniques inspirent deux remarques. L'expérience commerciale acquise montre à la Compagnie qu'il ne surfit pas de vendre les quelques types de machines inventées par Fr.R.Bull et K.A.Knutsen: il faut pouvoir présenter un catalogue complet d'équipements incluant les machines auxiliaires -perforatrice, calculatrice, etc... - qui préparent ou accélèrent le travail de la  tabulatrice. La Compagnie est donc poussée à diversifier sa production. D'autre part, l'apparition des machines Bull sur le marché a intensifié la compétition et obligé les concurrents à accroître leur effort d'innovation, et Bull, à son tour doit suivre le rythme de la course. Résultat: les clients bénéficient de machines meilleures, et aussi moins chères -le prix du matériel a baissé de 30 à 40%, celui des cartes de 25%.

La guerre, malgré la dispersion qu'elle provoque, n'anéantit pas les efforts passés. Réquisitionnée en 1939, l'usine de l'avenue Gambetta se replie à Lyon le 11 juin 1940 sur ordre du ministère de l'Armement. Le travail reprend le 8 août. Trente-sept membres du personnel sont prisonniers (plus de 10% de l'effectif). L'occupation impose ses contraintes : difficultés d'approvisionnement en matières premières et produits finis, coupures de courant, alertes, limitation des déplacements, soumission à des procédures nouvelles résultant de la pénurie et des exigences des autorités d'occupation, ruses avec ces dernières pour éviter les départs au STO et pour tirer partie des demandes d'études et des commandes allemandes tout en retardant les réponses. Le chiffre d'affaires de la Compagnie continue à croître malgré tout. La nouvelle tabulatrice BS120 contribue à soutenir cette expansion. A la Libération, plusieurs dirigeants de Bull, connus pour être maréchalistes par conservatisme politique et fidélité d'anciens combattants de 14-18 sont soumis aux procédures d'épuration et en sortent avec honneur: si la Compagnie a dû livrer des machines aux Allemands, elle a aussi protégé des Juifs et des réfractaires au STO.

Après la mort en 1948 de Jacques Callies, la Compagnie voit s'affirmer l'autorité du directeur général Georges Vieillard (1894-1974). Reçu en 1914 à l'Ecole Polytechnique, G.Vieillard fit une guerre brillante dans l'artillerie et ne commença ses études qu'après l'armistice. Après 1920, il occupe des postes dans plusieurs sociétés, notamment à la compagnie Réal, concessionnaire pour la France de diverses firmes américaines. G.Vieillard y devient chef du département des machines à calculer et des machines comptables. Il développe un atelier de réparation qui devient le plus important de Paris dans ce domaine (80 ouvriers) et conçoit diverses machines à calculer (l'une d'entre elles est décrite dans un article de La Science et la Vie de 1922), tout en se spécialisant dans l'organisation scientifique du travail. G.Vieillard est bien représentatif d'une génération de polytechniciens qui -refusant de plus en plus la carrière militaire et les emplois publics pour se diriger vers les affaires (près de 1400 polytechniciens choisissent de 1919 à 1924 le secteur privé), ont renouvelé les états-majors des grandes entreprises. Sa contribution à l'expansion de la Compagnie est prépondérante, à la fois par ses compétences financières et par ses qualités de leader. Il a veillé, à partir de son voyage aux États-Unis de 1948, à ce que Bull ait en permanence des "alliés" américains face à IBM: Remington-Rand de 1950 à 1960, puis RCA et enfin General Electric.

L'internationalisation

De l'après-guerre jusqu'en 1961, la Compagnie connaît une croissance et une prospérité extraordinaire. En 1948, Bull dépasse IBM sur le marché français avec 385 équipements installés. En seize ans, son effectif sera multiplié par dix. Il s'agit d'une croissance essentiellement interne, due au développement des produits et des ventes; s'y ajoute l'absorption de certains sous-traitants de la Compagnie. Cette période est à la fois celle où le marché de la mécanographie atteint son apogée, et celle où Bull, de même que ses concurrents, se convertit progressivement à l'électronique. Un des traits les plus frappants de ce dynamisme est son caractère international. A partir de 1947, l'activité exportatrice, interrompue par la guerre, reprend vigoureusement. Pendant les quinze années suivantes, le réseau international de Bull, qui fonctionnait déjà dans les années trente, va prendre une extension considérable et constituer une des grandes forces de la compagnie. Ainsi, en Belgique, SOMECA, qui représentait Bull A.G. en 1930 devient en 1942, la Société belge des machines Bull. En Suisse, la société Endrich A.G. partenaire de Bull depuis 1930, devient en 1947 une filiale sous le nom de Bull Lochkartenmaschinen A.G. En 1949, se conclut une association avec Olivetti pour créer une filiale de distribution en Italie : la société Olivetti-Bull. CMB en retirera une partie de sa participation financière en 1962 et le reste en 1963. Entre temps, Bull aura joué un rôle majeur dans la diffusion de l'informatique en Italie. Dans les années quarante, Bull est implanté en Hollande, en Allemagne, en Amérique du Sud. Bull s'attaque aussi aux marchés anglo-saxons, mais n'établit que très tard des filiales dans ces pays où ses principaux concurrents sont chez eux et où les accords de "non-ingérence mutuelle" la lient à British Tabulating Machines et à Remington-Rand écartés ainsi du marché français. Ces ententes représentent à la fois un atout et un handicap puisque l'Amérique du Nord constitue à l'époque 80% du marché mondial du traitement de l'information. En 1956 le marché soviétique s'ouvre aux produits de la CMB. En 1960, Bull entre sur le marché de la République Populaire de Chine. En octobre 1962 est signé un accord commercial avec Mitsubishi qui reçoit l'exclusivité de la vente du matériel Bull sur le marché japonais et acquiert un Gamma 60 puis des Gamma 10. En 1963 est créée la Bull Corporation of Japan.

Le personnel des agences et filiales de la Compagnie est multiplié par soixante en seize ans: 4000 personnes en 1964. Le réseau commercial Bull couvre 42 pays. Ente 1950 et 1965, Bull réalise entre le tiers et la moitié de son chiffre d'affaires à l'exportation -performance exceptionnelle pour une entreprise française. Il faut attribuer cette réussite à la fois à la politique suivie par la Compagnie (notamment à travers le responsable de l'exportation de 1945 à 1964, M.Sanson), ses origines multinationales des années vingt ainsi qu'aux mesures prises par les pouvoirs publics pour protéger le marché français et soutenir l'activité exportatrice de Bull. En 1963, Bull détient 1/3 du marché français, 10% du marché européen. La mécanographie participe au phénomène d'ensemble qui, après la dévaluation de 1959, rend la balance commerciale française excédentaire : en 1960, pour la première fois, la France exporte plus de machines à cartes perforées (2397) qu'elle n'en importe (1457).

La conversion à l'électronique

Cette ouverture internationale a aidé Bull à affronter le grand tournant technologique des années cinquante. Les machines "classiques " à cartes perforées faisaient partie d'un système technique déjà ancien, fondé à la fois sur l'électrotechnique (constituée vers 1880) et sur la mécanique de précision développée au XIXème siècle dans les fabriques de machines à écrire, à coudre, d'armement (Remington) et depuis plus longtemps encore dans l'horlogerie. La direction de Bull prend conscience relativement tôt des nouvelles possibilités ouvertes par l'électronique : en 1948, l'année où IBM sort aux USA son calculateur à tubes modèle 604. Cette période marque un tournant dans le recrutement du personnel technique de la Compagnie. Jusque-là Bull recrutait des techniciens compétents en mécanique et en électrotechnique (mécanographie, horlogerie électrique, calculatrices...) et un petit nombre d'ingénieurs venant d'écoles très diverses ainsi que d'anciens officiers et quelques rares diplômés universitaires. Tous passaient, dès leur embauche, six mois à "l'école Bull" où ils apprenaient les principes de la mécanographie et le fonctionnement des machines à cartes perforées. A partir de 1949, la Compagnie embauche de nombreux ingénieurs notamment de l'École Supérieure de mécanique et d'électricité Sudria et de l'Institut Polytechnique de Grenoble) et surtout, un nouveau type de spécialistes apparaît chez Bull: l'ingénieur électronicien, diplômé de l'École supérieure d'électricité ou de l'École supérieure des télécommunications. Certains viennent d'entreprises où ils ont acquis une expérience en informatique -par exemple de la SEA et d'Univac. Ils apportent avec eux une culture technique nouvelle, des méthodes de travail importées d'autres environnements professionnels: un des premiers soins de B.Leclerc en arrivant chez Bull en 1949 est d'équiper son laboratoire d'instruments de mesure électroniques qu'il avait l'habitude d'utiliser lorsqu'il travaillait dans les Télécommunications.

 

Dernière mise à jour : 01 février 2023 (éditoriale)