III - LA VIE SOCIALE A LA COMPAGNIE DE 1940 A 1960


Repas de fin d'année - 1947

III - 1 - La période de guerre

Il ne peut pas se passer beaucoup de choses agréables, hormis les arbres de Noël, qui donnaient lieu à une fête pour les enfants, très familiale, qui se passait, je crois, à la Salle rue de la Bidassoa, dans le 20ème. Il me semble qu'il y avait un grand poêle en fonte dans cette salle et que chaque enfant du personnel avait droit à un jouet. Les patrons étaient toujours présents. Il y avait aussi la fête pour la Saint Nicolas, dans la région Nord, à Lille, où la Bull était bien emplantée, et à Clermont-Ferrand.

Socialement parlant, surtout jusqu'en 1943, il n'y avait qu'à avoir le profil bas. La Direction avait un objectif à tenir très difficile : rechercher toutes les raisons possibles pour envoyer le minimum de gens en Allemagne et ne pas laisser les Allemands se rendre maîtres de la Cie, ce qui était envisageable. Malheureusement, nous n'avons pu éviter que plusieurs ouvriers et employés soient envoyés en Allemagne.

Si mes souvenirs sont exacts, vers 1943, la Cie a réussi à " négocier " l'envoi de quelques machines en Allemagne contre notre relative liberté, étant classée (RUBETRIB ? ? ?). De 1943 à 1945, j'étais responsable du Contrôle final et je n'ai jamais vu le moindre geste d'agacement de M. Joseph Callies quand je lui expliquai que les machines " réservées " étaient très en retard. J'ai compris qu'il souhaitait surtout des raisons plausibles, des justificatifs pour pouvoir se justifier lui-même.

III - 2 - Le Courrier Bull

Pour en revenir aux activités sociales elles-mêmes, il y avait, avant tout, le foot, avec les coupes inter services, avec entraînement au jeu avec d'autres sociétés, la Cie jouant dans une " poule " inter-entreprises. Pour suivre la vie de l'entreprise, nous avons créé un journal d'entreprise, le COURRIER BULL.

Pour te faire une idée, je te résume le contenu du
Courrier BULL
Paris Lyon
n° 20 de Juillet 1951

1ère page :
Un article avec photos dont le titre est :
Bull et la Coupe de France des variétés, émission diffusée sur le Poste Parisien le 29 juin, enregistrée au Théâtre des Bouffes du Nord et présentée par St Granier.
La Bull était opposée au Ministère de l'Agriculture et nous avions 8 chanteurs ou chanteuses, dont mon collègue Hochard, qui avait décroché un premier prix.
Personnellement, j'étais violoniste dans l'orchestre Bull de 8 musiciens, conduits par A. Bottin, par ailleurs excellent trompettiste.

2ème page :

3ème page : elle est entièrement réservée à l'Ecole d'Apprentissage, avec photo des Lauréats des examens, CAP ou Brevet Professionnel

4ème et 5ème pages : cette double page est réservée à la coupe inter services, disciplines : foot et natation.

6ème page :

7ème page :

8ème page :

Dans un autre numéro de fin d'année, on note :

Cette description de notre Courrier Bull te permet d'imaginer les relations sociales existantes à la Cie à tous les niveaux de la hiérarchie.

En fait, le service social à l'intérieur du Comité d'Etablissement est très développé. Dans les sports, il faut citer, bien qu'il se tienne un peu à l'écart, le tennis et ses tournois. Une petite salle d'audition pour amateurs de grande musique a été installée par mon collègue Jean François, à la demande de notre chef du personnel de l'époque, M. Chérel, lui-même grand mélomane.

Il faut noter que l'action sociale existait déjà en 1940. Rattachées au Service Administratif, il y avait une assistante sociale, une infirmière, ces dames faisant partie de l'équipe chargée d'organiser les fêtes. Pour les Sports, c'est Gaudré qui s'en occupait. Madame Leferme, chef du personnel, était très impliquée dans l'organisation.

III - 3 - Les Conventions collectives et la Cie

Comme toutes les sociétés de droit français, la Cie doit respecter au minimum les règles, mais elle peut faire plus si elle le désire et je veux te parler plus précisément des coefficients et niveaux hiérarchiques pour lesquels la loi laisse certaines possibilités d'application à chaque entreprise.
Pour le personnel ouvrier, la Cie ne lésinait pas sur le niveau, par exemple Professionnel P1, P2 ou P3 pour les plus qualifiés ;

Pour le personnel mensualisé, Maîtrise (chefs d'équipe, contremaîtres, chefs d'atelier), Dessinateurs, Agents de méthodes, Agents techniques, Agents administratifs, la Cie accordait les coefficients maximums prévus par la loi. Pour les A.T., la loi prévoyait 2 échelons, à 220 et 253. Estimant que la réglementation était trop limitative, il a été créé un 3ème échelon, à 275, valable également pour les dessinateurs projeteurs. Un peu plus tard, M. Joseph Callies a accepté de placer quelques techniciens à 299 (non prévu dans les conventions). Cet échelon 299 vaut une explication montrant la mentalité de nos patrons.

Pour comprendre, il faut savoir que le fatidique échelon 300 était celui d'embauche minimum des cadres.M. Joseph Callies et Georges Vieillard m'ont dit : " Nous reconnaissons votre valeur technique et les services rendus, mais nous souhaitons marquer la différence avec les cadres qui ont fait beaucoup d'études et, par suite, ont été rémunérés tard, alors que vous, à 18 ans, vous gagniez votre vie ". Ils ont fait un effort financier plus important.

NB : Pour les chefs d'atelier, l'échelle était comprise entre 275 et 320.
Quelques temps plus tard, finalement, l'échelon est passé à 310 et Assimilé Cadre.

III - 4 - Le club des Anciens

Ce club a été fondé en Janvier 1950 par M. Georges Vieillard. C'est donc une initiative patronale. Ce club, qui s'appelle à l'origine le Club des 15 est ouvert à tout le personnel ayant 15 ans d'ancienneté à la Cie. Il offre un repas et une sortie annuelle, des jours de congés supplémentaires et des avantages sociaux à tous les membres.

Vu l'affluence des membres entrants, ce n'est plus un car, mais des wagons de chemins de fer de plus en plus nombreux qu'il faut prévoir. Personnellement, j'ai le n° 194 et, entré à la Cie en septembre 1941, j'ai été admis au Club en décembre 1959, soit 17 ans après mon entrée chez Bull. Rapidement, le Club des 15 est devenu le Club des Anciens.

Il est composé d'un bureau à Présidence tournante (2 ans en principe). Le Président, volontaire, est toujours un membre représentatif de la Cie ? Le premier président, François René Roland, était un pionnier de la Cie, le Doyen, entré à 24 ans, en 1931, à Gambetta. Notre ami vient de nous quitter à 93 ans.

La difficulté de savoir qui peut ou non en faire partie était suffisamment grande pour obliger à revoir les statuts en 1988, en raison des sociétés entrantes ou sortantes du groupe et de la situation particulière de chacun au sein de chaque société.
Les retraités sont membres honoraires.
De nos jours, le nombre " d'anciens " est d'environ 3500.

III - 5 - Les Comités d'Entreprise

Puisque nous sommes dans le social, il faut impérativement apporter des précisions concernant les Comités d'Entreprise (ou d'établissement, dans le cas où il y avait plusieurs établissements dans l'entreprise).
J'ai été 2 ans secrétaire du Comité d'Etablissement à Gambetta. J'y ai appris beaucoup de choses concernant la société humaine et j'ai eu plus de déceptions que de satisfactions.

Les Comités d'entreprise, obligatoires pour toute société ayant plus de 50 salariés, ont été créés en 1945, sous l'impulsion du Général de Gaulle. Ce devait être, à mon avis, un grand pas en avant pour la société, le rapprochement entre l'actionnariat patronal et le travail salarial. Il permettait au personnel, à travers ses élus, d'avoir un droit de regard :
sur le fonctionnement financier (voir intéressement du personnel aux résultats financiers)
sur la fabrication (possibilité de faire des observations, critiques ou suggestions
sur la politique de production et commerciale
et évidemment sur les réalisations sociales.

Voilà un projet de société ambitieux digne d'intérêt !

Le budget de fonctionnement est fixé par la loi à 1% de la masse salariale au minimum
Le comité comprend 3 collèges avec titulaires et suppléants :

Le nombre d'élus est fonction du nombre de personnes dans le collège
Le Président est le patron ou un de ses représentants
Le secrétaire est un élu du personnel.
Les réunions sont programmées d'un commun accord et les sujets à aborder font souvent l'objet de désaccords.

Les élus émanent obligatoirement de syndicats reconnus (au premier tour seulement, s'il n'y a pas le quota de votants, je crois que des listes " non inscrites " sont autorisées). A l'époque où j'étais élu le problème était simple. Il n'y avait que 2 syndicats : la C.G.T., dans laquelle les communistes n'étaient pas majoritaires, et la C.F.T.C., qui affichait clairement sa tendance chrétienne.

III - 5.1 Un tabou : la finance

Pour le chapitre financier, je te donne une anecdote. Ca ne se passait pas au cours d'une réunion, mais au labo. Mr. Veillard passe par là, venant chercher des renseignements. Nous nous entretenons du problème et je profite qu'il n'avait pas l'air trop pressé, ce qui était rare, pour lui demander s'il ne serait pas possible d'intéresser le personnel avec des actions de la Cie dont les résultats étaient bons. Il me répond avec un gros rire qui lui était très personnel : " Mais Cain, qu'est-ce que vous voulez qu'ils en fichent de Mes actions ? "
Je crois que ma question ne l'a pas irrité mais qu'il l'a trouvée saugrenue. Cette anecdote date de 1947. Pourtant, ça n'était pas une rêverie de ma part. J'ai dû te dire que mon Père s'était fait embaucher à L.M.T. (Le Matériel Téléphonique) à Boulogne en 1930, lorsque les américains avaient installé leur première usine de fabrication de matériel téléphonique en France et que, comme beaucoup de sociétés aux U.S.A., ils distribuaient une participations aux bénéfices au personnel. Mon Père n'y attachait pas beaucoup d'attention, moi je trouvais que c'était bien. Je devais être un des rares à y croire, d'ailleurs je ne me suis pas très étendu auprès de mes collèges du Comité. Je me suis rapidement rendu compte que je n'étais pas sur la bonne longueur d'onde et qu'il aurait été maladroit d'insister.

Cette anecdote est encore d'actualité de nos jours. La mentalité des américains n'est pas la même que la notre. Les américains sont nés avec le capitalisme et nous, nous n'arrivons pas encore de nos jours à sortir de la " lutte des classes " et à trouver une solution compatible avec notre sensibilité.

La Cie a déclaré un petit bénéfice, ce qui était rare. En général, c'était plutôt des pertes qui étaient annoncées. La Cie a présenté son bilan au C.E., ce qui est conforme à la loi. La réaction de tous : s'il y a des bénéfices, nous devons en profiter ! Nous faisons venir l'expert comptable de la C.G.T., qui m'a semblé compétent. Il ne lui a pas fallu bien longtemps pour nous expliquer de façon simplifiée comment les sociétés procédaient, de manière tout à fait légale.
La société a présenté un bilan légèrement bénéficiaire pour satisfaire ses actionnaires, qui ne voyaient pas souvent leurs actions leur rapporter quelques royalties. De plus, en examinant les documents, l'expert a conclu que, si elle avait voulu, la Cie aurait pu déclarer des pertes et que, pour juger en connaissance de cause, il faudrait avoir les bilans de plusieurs années, analyser les problèmes d'amortissement, etc.
Tout le monde faisait grise mine, mais nous ne pouvions rien faire. Si ! expliquer et tenter de convaincre le personnel que notre histoire n'était pas une fable.

Comme tu vois, l'association Capital/Travail n'est pas pour demain ! et le contrôle des bilans financiers, on peut faire une croix dessus.
Sur le plan Contrôle financier, nous n'insistons pas, bien que certains désiraient que l'on aille plus loin.

III - 5.2 L'intérêt du personnel à la production : du bon et du mauvais

Le C.E. : de la Commission de Production à la Commission de la Prime à la Production

A l'origine des C.E. il est clairement indiqué qu'en son sein il existait une commission chargée d'exercer un certain contrôle sur les problèmes de production.
En tant que technicien, j'étais très intéressé par ce problème et, dès la création de la commission, j'en ai fait partie.
Ayant travaillé au Contrôle final, puis aux Etudes, il était dans mes capacités de discuter, voir critiquer certaines réalisations ou organisations afin de les améliorer, dans l'intérêt de la Cie.

Très vite, nous devons déchanter car, dans la majorité des cas, c'était remettre en cause les capacités de l'exécutant ou de ses chefs et, finalement, mettre en cause la hiérarchie en place. Ce constat met tout le monde mal à l'aise, la direction, qui défend normalement la hiérarchie qu'elle a mise en place (sauf défaut pour faute grave, évidemment) et les membres de la Commission, qui ont l'impression de jouer les " justiciaires ".
Pour comprendre, il faut d'abord savoir que les membres du C.E. ne sont pas des délégués du personnel venus pour faire des revendications, mais qu'ils cherchent seulement à participer à l'amélioration, dans toutes les sections de la Cie.
Dès les premières réunions, nous nous sommes rendus compte que le terrain était miné et qu'il ne serait pas possible de faire avancer les choses dans l'ambiance sereine que nous espérions.
Finalement et, il faut le dire, en raison d'une forte poussée de la Direction qui n'aimait pas désavouer sa hiérarchie, la Commission de Production s'est transformée en Commission de la Prime à la Production.

En dehors de la législation du C.E. ne donnant satisfaction ... à personne, ceux qui le désiraient ont continué à avoir les contacts plus discrets pour faire avancer les choses.

Pour être complet, il faut dire qu'il existait à la Cie, avant la mise en place du C.E., la Commission des Suggestions (les boîtes à suggestion, c'est ancien dans certaines entreprises). La suggestion proposée était examinée par un jury compétent et la personne recevait une petite somme d'argent en rapport avec ce que pouvait rapporter la suggestion. Ce système a perduré à la Cie et a été intégré au C.E. C'était un bon moyen d'intéresser le personnel à l'amélioration de la production sans mettre les gens mal à l'aise comme le faisait la défunte Commission de production, mais le but était beaucoup moins ambitieux.

J'ai personnellement bien profité de ce système lorsque j'était au contrôle final, réservé quand même plus aux idées visant à améliorer qu'aux grandes inventions. Plus tard, étant aux études, je recevrais mon salaire pour ... inventer si possible ! ! Pour les problèmes de production, il y a une possibilité d'intéressement du personnel, pour lequel nous proposons qu'en partant d'une base à déterminer, s'il y a des progrès de productivité, il est possible de donner une prime fonction du salaire et des progrès accomplis.
Après bien des discussions, un accord Direction/personnel est signé. La prime à la production est en place chez Bull.

Je passe sur les problèmes qu'il a fallu résoudre, mais on avait un bon accord, c'est l'essentiel.

Cette prime apparaîtra sur nos feuilles de paye jusqu'au début des années 60. Si mes souvenirs sont exacts, elle a évolué dans une fourchette variant de 4 à 10% du salaire, suivant les époques. Cette valeur est appréciable.

Entre autres difficultés, on note que lorsque la prime augmente, tout va bien, mais si elle régresse pour une raison quelconque, rapidement les voix s'élèvent, estimant que ce n'est pas normal, surtout si les gens estiment qu'ils ont travaillé autant, sinon plus. A la longue, c'est lassant de tenter d'expliquer et de justifier, si besoin est, le pourquoi et le comment aux gens d'une entreprise qui grandit - trop vite - et semble prospère. Les actions vont atteindre des sommets au début des années 60.

De désaccord en désaccord, le C.E. demandera que la prime soit incorporée au salaire ? Bien que n'étant plus membre du C.E., j'ai essayé en vain de faire comprendre que la prime étant incorporée au salaire de base, celui-ci sera " artificiellement " augmenté et que, comme la Cie, en recherche de personnel à cette époque, paye très bien, c'est la meilleure façon de perdre un avantage acquis, ce qui ne manquera pas de se faire de façon quasi invisible. Il faudra attendre une quinzaine d'années pour que l'on reparle de la participation, mais la mentalité du personnel et la forme gestionnaire de la Cie ont beaucoup évoluées.

III - 6 - La Cie Bull, précurseur sur le plan social en France

Il ne faut pas considérer, parce que M. Vieillard m'a répondu en 1947 que le personnel ne serait pas du tout intéressé par "ses actions", que la Cie n'avait pas de projets sociaux pour son personnel, bien au contraire. Il faut se replacer dans le contexte d'une époque où la lutte des classes est encore très présente en France et nos patrons sont des grandes familles, de la grande aristocratie française, où chacun doit être à sa place dans la société tout en respectant les autres. Cette situation évoluera à la Cie probablement plus vite que dans le bâtiment ou l'automobile parce qu'elle est une industrie de pointe avec une moyenne d'âge faible et qu'il y a peu d'OS et beaucoup de cadres et techniciens.

Outre les fêtes ou aides diverses aux familles, la Cie a été un précurseur en créant, dès 1954, une retraite pour tous, la C.R.C. basée sur nos retraites comme l'A.R.R.C.O. par exemple, mais dans laquelle seule la Cie payait, la cotisation du personnel était de 0%.
NB : Pour être assuré que, même si la Cie disparaissait (et de nos jours rien n'est certain), la C.R.C. a été intégrée à l'ARRCO, après des discussions difficiles pour se mettre d'accord sur sa valeur pour chaque cas de participant. Je pense que cette incorporation a été faite très honnêtement, vers 1985, même s'il y a eu des cas compliqués à régler.

Je crois qu'il est difficile de comprendre ces problèmes de société si on ne les a pas vécu.

Je te soumets une anecdote qui date de la fin des années 40. Je m'occupais encore activement du comité d'entreprise, ce qui me posait quelques difficultés dans mon travail. En tant que secrétaire, le C.E. occupait 50% de mon temps et, bien qu'il soit très compréhensif, cela n'arrangeait pas mon chef, car nous avions beaucoup de travail. Avec l'assentiment de M. J. Callies, président, et de mon chef, il a été décidé que je poursuivrai mon mandat jusqu'au bout. Par ailleurs, j'étais lassé, sur le plan syndical, devant la divergence d'idées, voir l'opposition des idées, entre patrons et personnel.
A l'époque, il y avait une société très connue, la Télémécanique Electrique. Après diverses tribulations, dont je ne me souviens plus, la société s'était montée en une sorte de société coopérative gérée paritairement et tout le monde semblait satisfait.

J'ai bien étudié cette affaire. Au début, les membres du comité semblaient intéressés. Puis, progressivement, je me suis rendu compte que ni nos patrons ni le personnel (vis à vis duquel la C.G.T. avait réagi) n'étaient intéressés par ce modèle de société. Au fond, c'était chacun chez soi.
J'ai été bien déçu et j'ai abandonné progressivement le syndicalisme.
NB : A la Télémécanique, c'était l'idée d'association Capital/Travail qui prévalait, ce qui explique la position de la C.G.T.

Pour terminer mon propos concernant les rapports entre finance et salaires, je te rapporte une anecdote personnelle si situant en 1960, époque à laquelle les actions Bull atteignaient des sommets. Mon beau-père venait de faire un petit héritage au décès de son frère. Je lui suggère d'acheter des actions Bull. Il me répond qu'à son âge et n'ayant pas de connaissance dans ce domaine, il préférait placer son argent à la Caisse d'Epargne. Heureusement pour lui et moi, le mauvais conseilleur, qu'il n'a pas suivi ma suggestion car, après avoir continué à monter pendant un peu plus d'un an, les actions sont redescendues à une vitesse vertigineuse et ne sont jamais remontées, de très loin, à un niveau qui était très artificiel. C'est, je crois, le propre du système.

NB :

  1. Personnellement, n'ayant pas de disponibilités, je n'ai pas pu acheter d'actions, ni à Bull, ni ailleurs.
  2. Le niveau très élevé était dû au succès des Gamma Bull mais n'est pas lié réellement aux comptes de la société. De nos jours, ce genre de problème financier est toujours d'actualité, on parle de "bulles boursières";

III - 7 - La formation chez Bull

A la fin des années 50, nous avions coutume de dire que la Cie était une vraie université. Cette boutade est la conséquence des formations les plus diverses faites par la Cie depuis les années 40.

Il peut être discutable de classer la formation dans le chapitre des actions sociales, une partie de cette formation étant une nécessité absolue (voir la formation des inspecteurs des services Entretien et "mise en route" chez les clients pour lesquelles la Cie avait un retour immédiat en services rendus).

Globalement, en France et dans le monde, les actions de la Cie dans ce domaine sont si importantes que son "bilan social" est nettement positif dans la période 1940/1980.

Les grandes familles de formation

L'école d'apprentissage Bull a fonctionné jusqu'à 19XX ; elle préparait de façon très sérieuse les élèves aux C.A.P. et B.P. Si l'élève le désirait, il avait l'aide de la Cie pour aller plus loin. Il est à noter que les élèves n'avaient pas d'engagement à prendre vis à vis de la Cie.

En l'an 2000, l'association des anciens élèves (A.E.B.) est toujours très active. A. Taillat en est le Président.

L'école des services entretien, dont la grande majorité des postulants viennent de l'extérieur.

Dans les années 40, les candidatures se font surtout par le bouche à oreille. Durée des cours : 2 mois. Au cours des années suivantes, la Cie prenant de l'extension à l'étranger, il sera créé plusieurs antennes.

La formation des techniciens de mise en route des machines en clientèle

Le recrutement se fait principalement par "connaissance" et présentation du candidat devant les responsables, voir Messieurs Clouet, Caillies, … L'apprentissage des tableaux de connexion – de nos jours, pensez Programmation – se fait sur le tas. Il faudra attendre 194? pour qu'une école soit formellement créée.

Les cours de formation du personnel

En ordre dispersé, il y aura le T.W.I. (voir en français F.D.C. – Formation des Cadres). Ces cours sont prodigués pendant les heures de travail à tout le personnel ayant un rôle d'encadrement (un simple chef d'équipe d'atelier est concerné) et concernent tous les niveaux. Il existe des cours pour le personnel de Direction Générale, Direction Commerciale et Agents commerciaux, Direction des Etudes (plusieurs niveaux en fonction des emplois concernés), idem pour la Fabrication.

Ce type de formation, d'origine américaine, durera plusieurs années et la Compagnie le reprendra à son compte sous le label F.D.C.

Des cours de formation générale Anglais Allemand sont prodigués dans le cadre du C.E. maison, avec une mention particulière pour l'anglais, dont la connaissance sur le plan professionnel devient de plus en plus pressante pour le personnel technique et commercial. La direction a donc décidé d'organiser très officiellement des cours pendant les heures de travail (ceux du C.E. sont toujours fait en dehors des heures de travail, généralement dans les locaux de la Cie. Le choix des candidats, aux études en particulier, se fera de manière tacite entre le postulant et sa hiérarchie.

Ayant participé à l'organisation et suivi pendant deux ans les cours du C.E., j'ai été inscrit pour participer à la 1ère cession de ces cours, de 3 heures par semaine je crois (plus du travail personnel). Du fait que j'ai quitté la Cie en 1966, j'ai été rayé de la liste, ce qui est normal mais m'a quand même donné quelques regrets.

 

Pour les besoins du travail, un certain nombre de personnes, surtout des services commercial ou technico-commercial, ont suivi des cours d'anglais à l'extérieur (genre Ecole Berlitz).

La formation en électronique

Hormis quelques conférences, au demeurant fort intéressantes, faites par notre Directeur Technique, Mr Franklin Maurice, en 1950, nous avons l'impression qu'il ne se passe pas grand chose concernant notre formation. En tant que personnel d'études, électronicien ou non, on est à l'avant-garde des "nouveautés" et on ne voudrait pas se faire distancer par les évènements.

Partant de cette constatation, dans un premier temps je décide, avec 3 collègues, d'aller suivre des cours du soir dans une école de T.S.F. dans Paris. Je crois que le "tuyau" nous avait été donnée par notre ami Raymond d'Aladerne, en instance de passer ingénieur au labo. Electronique. L'intérêt de ces cours est de nous familiariser avec les "alimentations" et le fonctionnement des tubes à vide (on ne doit pas dire LAMPE). Il ne faut pas oublier qu'à cette époque de fin des années 40, on ne parle pas beaucoup de calculateurs, mais plutôt de photos lecteurs (lecture des cartes par cellules photoélectriques).

Cette première phase exécutée de façon indépendante, nous entreprenons d'organiser des cours dans le cadre du C.E. Ces cours auront lieu le soir 2 fois par semaine dans les locaux de Gambetta. Ils sont ouverts à tout le personnel.

Dans un premier temps, les enseignants seront Mr Fayol, spécialiste des problèmes d'alimentation, Mr R. D'Aladerne, ingénieur électronicien et principalement Mr Bruno Leclerc, qui accepte très amicalement de prendre un peu de temps sur son activité à la Cie pour nous instruire.

Ces "cours du soir", comme nous aurions pu, ou dû le prévoir, ont rapidement un grand succès, le Service Entretien en particulier est très demandeur et on voit apparaître les premières demandes du type "les inspecteurs ne peuvent pas toujours se libérer aux heures et jours imposés", "ceux de province sont éliminés", "il faudrait un cours écrit", ce que nous avons commencé à faire.

Visiblement, l'heure est arrivée pour que la Direction prenne ce problème en charge. Indépendamment de ces cours accessibles à tout le personnel, il y a eu une formation/information faite à l'intérieur du département électrique.

La tenue à jour de la connaissance pour les cadres

Une astuce d'organisation économique:

Dans le but de rester compétitif, le personnel des études doit se tenir au courant des évolutions des nouvelles techniques. Pour résoudre ce problème, la Direction des Etudes électromécaniques a eu l'idée de demander aux chefs de produits Etudes, au début des années 60 (nous étions 4, je crois), de se partager les séminaires ou diverses séances d'information, avec pour mission d'informer ses collègues sur le sujet traité. C'est ainsi que je me suis vu confier la tâche d'aller :

Ce type d'organisation ne coûte pas cher en heures de formation et il est efficace, à condition évidemment que chacun joue le jeu de la collectivité.

L'aide à la formation extérieure

Cette aide, proposée principalement aux dessinateurs et techniciens, donnait des facilités aux gens de ces catégories pour suivre les cours au C.N.A.M. ou pour passer une année dans une grande école pour devenir ingénieur maison. Je me souviens des cas de Laumonier (projeteur), Degranti et Rety (techniciens électromécaniciens).

Ces cas ont été nombreux à la Cie. Je tiens à donner un grand "coup de chapeau" à tous les gens qui ont accepté de suivre cette voie, extrêmement contraignante, exigeant une volonté et une forme d'Enfer.

Pour terminer, je voudrais préciser que l'activité de formation a été importante au Centre de Gambetta, mais aussi dans les autres centres en France et à l'étranger.

Dans le dispositif de formation en province, je veux citer un cas particulier qui est controversé par certains syndicalistes, c'est celui de l'usine de Saint Quentin.

Dans les années 50, il est beaucoup question de décentralisation et la Cie, dans cette optique, reprend une petite usine de rectification en quête de travail dans une région économiquement sinistrée. L'objectif est de produire des pièces détachées. Pour cela, il faut embaucher principales des agriculteurs(trices) parce qu'ils constituent la seule main d'œuvre disponible et les former.

Pour ce faire, la Cie touchera des royalties, ce qui est prévu dans le cadre de la décentralisation, avec un coût de main d'œuvre réduit. Les esprits chagrins ont dit que la Cie avait bénéficié de ce système et profité de cet état de chose pour payer de la main d'œuvre au rabais.

J'ai personnellement eu des échos de ce genre de situation et il n'est pas certain que la Cie ait tiré profit de ce système, vu les galères qu'a subi la production dans le binôme Qualité/Délais. Par ailleurs, elle avait permis de remettre au travail … des chômeurs.

III - 8 - La fuite en avant à la fin des années 50

L'expansion de la Cie s'accélérant - trop vite - les nombreuses embauches de cadres et techniciens entraînent la nécessité permanente de procéder continuellement à des réorganisations, ce qui n'est pas synonyme d'ordre et de sérénité pour le travail de chacun, surtout qu'évidemment, en conséquence, les lieux et conditions de travail sont modifiés en permanence.

En 1958, la Cie avait 8 centres de production (Saint-Quentin, Vendôme, Les Andelys, St Ouen, Gambetta, Lyon) et deux centres de recherche (Gambetta et St Ouen). Un peu plus tard, la Cie a acheté l'usine de Belfort pour les périphériques et à construit une usine à Angers, principalement pour l'électronique et la construction des ordinateurs.

Dans ces déménagements/emménagements, on peut noter quelques prouesses, par exemple le déménagement de la chaîne des tabulatrices fabriquées à Saint Ouen et transférée à Belfort en chemin de fer. La chaîne s'est arrêtée le Vendredi midi à St Ouen. La reprise du travail s'est faite le lundi à l'usine de Belfort, ceci pendant le week-end du 13 mai 1961.

Toujours aux études, dans la tourmente des réorganisations. J'ai été nommé Ingénieur Maison, position 2A ; La législation du travail était très claire à ce sujet et disait : " réservée au personnel maison ayant rendu des services suffisants et doit être considérée comme une situation de fin de carrière ", ce qui n'est pas très encourageant pour la suite lorsqu'on à 45 ans.

A cette époque, les services d'étude ont été réorganisés en directions :
Un Service chargé des études " Maquettes "
Un service chargé des machines vendables (aujourd'hui, nous disons industrialisées)
Puis la Direction des Etudes a pris conscience que, pour obtenir un niveau de qualité et de fiabilité suffisant, il était obligatoire que les études soient menées en parallèle avec des spécialistes de fabrication. A mon avis, cette manière de travailler était excellente car, sur le plan humain, dans le 1er cas, on dresse constamment les responsables de la fabrication et des études les uns contre les autres alors que, dans la nouvelle organisation, la machine qui sort de l'entreprise est la responsabilité commune des deux parties.

Il était bien temps que cesse cette guérilla complètement infructueuse ayant pour thème "les études sont incapables" ou "la fabrication ne sait rien faire".

J'ai eu la chance de participer à cette organisation. En final, on fabriquait un proto Etudes et, après, on pouvait tout reprendre pour rendre l'ensemble plus facile à réaliser et moins cher, car mieux industrialisé. J'ai pu réaliser ainsi la P85 et la LM2 pour le Gamma 30.

Malgré tous ces progrès, les bons résultats des nouvelles séries, le succès foudroyant des différents Gamma, la Cie en fait peut-être un peu trop, l'argent manque, la dernière augmentation de capital ne peut aboutir, l'Etat s'en mêle et veut nous imposer des solutions qui ne satisfont personne et, finalement, c'est General Electric qui devient majoritaire dans la nouvelle société et va imposer ses vues et règner en maître quant aux programmes à exécuter. Il faut faire un tri dans les projets, G.E., Bull et Olivetti (3ème associé) de la nouvelle société. On assistera, par exemple, à l'abandon du GE140 en 1965.

Je dois reconnaître que si G.E. était envahissante, la société avait une solide organisation dans laquelle il y avait des éléments positifs, dont j'ai pu tirer profit, en particulier pour les problèmes de qualité et de fiabilité.

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